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Philosophie, écologie, politique. Florent Bussy, Professeur de philosophie.
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14 novembre 2012

Florent Bussy Réflexions sur l’apocalypse : du totalitarisme au nucléaire, revue Klesis, n°4, 2007.

http://www.revue-klesis.org/numeros.html#d4

 

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Réflexions sur l’apocalypse : du totalitarisme au nucléaire

Florent Bussy

 

Introduction

Un rapprochement nécessaire

Nous nous proposons d’interroger l’idée d’apocalypse au regard des expériences extrêmes de destruction du monde que le XXe siècle a connues : d’abord les systèmes totalitaires, et tout particulièrement les camps, ensuite la bombe atomique, son explosion et sa menace, et la catastrophe nucléaire. Ce rapprochement n’a rien de contingent. L’existence des camps, la menace d’extermination du genre humain ou plus récemment la contamination générale d’un territoire ont en commun de faire advenir un lieu qui est extérieur aux limites du monde commun aux hommes, un no man’s land dont l’étendue est variable, mais dont la portée symbolique (la durée et l’intensité) est, elle, totale.

Le rapprochement du camp totalitaire, de l’armement atomique et de la catastrophe nucléaire n’est pas un amalgame. L’apocalypse est un événement objectif, un fait historique. Le monde a disparu. Non simplement la menace nucléaire a dominé la seconde partie du siècle, mais la bombe a explosé, la mort a plané sur l’humanité, les camps ont existé, la catastrophe nucléaire a eu lieu. On ne mesure pas l’expérience du siècle quand on fait de l’apocalypse un horizon, une simple menace dont la raison et la sagesse des nations doivent ou devaient nous préserver. Parce que l’apocalypse appartient au passé, parce qu’elle n’est pas une lubie prophétique, mais une vérité empirique. C’est ce à quoi nous devons être sensibles quand nous parlons du siècle. Non pas pour le condamner en bloc, en faire le tombeau des espérances de l’humanité, mais pour en révéler les impasses et nous libérer - non pas dans l’illusion de la sécurité ou de la liberté retrouvée, mais dans la lucidité sur ce qui a eu lieu, sur ce qui a encore lieu ou peut encore avoir lieu - des manifestations de la mort totale, parce qu’on en aura compris la signification nihiliste. Penser l’apocalypse présente et passée, c’est tenter de se préserver de la fascination pour le gouffre, dont nous allons montrer qu’elle est le sens de la volonté moderne de l’absolu sous les formes de l’idéologie.

Il ne s’agit pas ici de souscrire à l’essentialisation des idées (la bombe atomique aurait révélé la puissance de néantisation de l’humanité, la libération de l’énergie nucléaire serait l’arraisonnement final de la nature) mais de décrire des expériences et d’en tirer un enseignement objectif. En effet, l’essentialisation produit l’anesthésie des facultés d’analyse en soumettant l’histoire à une interprétation totale. Or, il convient d’être sensible à la dimension historique de ses expériences, afin de saisir ce qui, dans l’histoire, est susceptible de nous préserver de leur retour.[1]

 

Une nouvelle condition humaine

L’idée de disparition est familière à l’humanité. Elle habite le psychisme humain, parce que les hommes sont conduits, du fait qu’ils sont conscients, à penser leur fin. Non simplement leur mort individuelle, mais leur mort collective ou la mort de l’humanité (ce qui, pour nombre de cultures géographiquement limitées, se confond dans une même conscience d’une disparition du monde, d’un bouleversement de l’ordre du temps et de la nature). Cette idée correspond à l’expérience, au choc (trauma) de l’expérience de la conscience : l’existence apparaît sous les traits de la contingence, du désordre, de la précarité ou de l’absurdité.

C’est sur le fond de cette expérience primitive que se formule le sens possible de la vie, tant individuelle que collective. Sur ce fond qui rend impossible l’existence d’un sens naturel et absolu. L’humanité n’échappe pas à la relativité, même si on peut tout faire pour en ignorer la prégnance ou pour en contourner les conséquences. La disparition rencontre d’autres expériences, la souffrance, l’ignorance, l’absence d’origine. Elles dessinent, ensemble, le visage de l’existence humaine, de l’existence consciente de son être et de son destin.

La disparition sans reste participe de la conscience de la précarité et de l’angoisse qui en procède. Elle a alimenté les mythes, les fantasmes ou les cauchemars des hommes, mais elle n’est jamais simplement tombée dans l’oubli ou en désuétude, parce qu’elle relève de la conscience que l’humanité a d’elle-même. Le progrès technique, le désenchantement du monde, la rationalisation des conduites et des croyances n’ont pas eu raison de l’apocalypse. Ses formes empiriques ont changé avec l’évolution des mentalités, des expériences, des sources de la crainte, mais elles n’en sont pas moins profondes et moins prégnantes qu’auparavant, parce qu’elles accompagnent la conscience nouvelle que l’humanité a d’elle-même.

L’universalité de l’apocalypse réfute le dépassement de la catastrophe par la société nouvelle, de sécurité. Les hommes sont sensibles à la contingence, à la précarité qui étreint leur être. Cependant, dans des contextes d’optimisme historique, les expériences que nous étudions confèrent à l’idée d’apocalypse une intensité nouvelle. C’est d’une disparition empiriquement constatable qu’il s’agit, dans une situation où l’expérience est devenue centrale, tant pour la science que pour le gouvernement. En conséquence de quoi, les hommes prennent conscience, au seuil même de leur espérance (technique moderne, légitimité populaire), de la mort totale qui les menace. Il ne s’agit donc en rien d’une expérience accidentelle ou partielle, mais d’une expérience totale, qui habite l’être-même de l’homme moderne.

La philosophie ne saurait, ainsi, se passer de penser l’apocalypse moderne, parce que les expériences extrêmes habitent l’imaginaire de l’homme moderne et forment une nouvelle condition humaine. La réflexion a été abondante concernant l’existence des camps. La bombe atomique est restée, en revanche, un objet d’investigation marginal, de même que la catastrophe nucléaire. L’idée d’apocalypse n’est pas simplement une curiosité intellectuelle pour des esprits avides de sensations fortes, elle n’alimente pas seulement le désabusement de ceux qui ont abandonné toute illusion concernant la société et les techniques modernes, elle n’implique aucun jugement de valeur sur l’essence de la modernité, mais participe d’une démarche critique de compréhension des catastrophes qui ont jalonné le siècle, parce qu’elle reconnaît l’implication de ces expériences dans la condition de l’homme moderne, en fait des événements objectifs que seule l’illusion progressiste peut ignorer.

 

La technique et l’apocalypse

L’époque moderne a été révolutionnée par les sciences et techniques. Elle s’est construite autour de l’idée de progrès (commodités, santé). Mais, après les acquis de la révolution industrielle, le XXe siècle a connu le désenchantement : guerre totale, bombe atomique et catastrophe nucléaire, aujourd’hui pollution atmosphérique, réchauffement de la planète et bouleversement des climats. Scepticisme et enthousiasme à l’égard de la société et des techniques modernes vont de pair.

L’idée de disparition globale s’est transformée au contact des sciences et techniques. Elle ne caractérise pas l’esprit chagrin qui voit dans la disparition des sociétés traditionnelles le signe d’une décadence irrémédiable, d’une perte sans rémission. Mais la conscience qui ne s’abandonne pas à l’illusion d’une maîtrise globale de la nature et de la société et qui reconnaît la violence constitutive de cette maîtrise. Toutefois, on peut se demander si l’idée d’apocalypse appliquée à l’expérience des catastrophes inédites qu’a connues le siècle est rationnelle. Ne traduit-elle pas un pathos dénué de rationalité et d’objectivité ? Les camps totalitaires, la bombe atomique et la catastrophe nucléaire ne sont-elles pas des accidents de l’histoire ou des parenthèses dont le droit international, la pensée démocratique et la prudence technologique nous ont, depuis, préservé ou nous préserveront à l’avenir ? Si l’on doit reconnaître que les camps totalitaires ne menacent plus l’humanité (la Corée du Nord, dernier pays totalitaire, n’ayant aucune envergure internationale), que la menace atomique, sans avoir disparu, n’est plus aussi grande qu’à l’époque de la guerre froide (la possession de l’arme atomique par des pays en conflit comme l’Inde et le Pakistan n’ayant pas la portée universelle du conflit Est-Ouest), il n’est pas possible de faire comme si leur existence était accidentelle, parce qu’ils ont mis l’humanité entre parenthèses et fait de l’apocalypse une réalité empirique, à la portée symbolique infinie, qui n’épuise sans doute pas l’histoire contemporaine mais qui fait planer un doute sans pareil sur l’avenir, tant sur l’existence de l’homme que sur le sens qu’il lui confère.

Les critiques de la modernité ont pris pour cible les systèmes totalitaires et la bombe atomique, lesquelles en auraient révélé l’essence. Or, il n’est pas vrai que « la raison [soit] totalitaire ».[2] Il s’agit d’amalgames qui banalisent la critique et empêchent de saisir la vérité apocalyptique des expériences considérées. Ce n’est pas la raison qui est totalitaire, ni même la raison instrumentale, parce qu’il n’existe pas d’essence de la technique moderne, mais que les moyens techniques modernes sont devenus nihilistes et apocalyptiques dans certaines conditions historiques et politiques bien précises. « Voir en Auschwitz le triomphe de la raison sous prétexte que les baraquements des détenus étaient géométriquement alignés (…), c’est avoir une bien piètre opinion de la raison : à ce compte, n’importe quel maniaque devrait être compté comme un grand talent mathématique. » [3] Il faut reconnaître la contingence des événements pour en saisir la profondeur, la gravité, pour percevoir la chute du siècle dans la violence nue qu’ils incarnent.

Ce n’est donc pas aux techniques modernes, à la civilisation du progrès qu’il faut rapporter les catastrophes du siècle. Au contraire, la modernité adopte le principe d’utilité et d’efficacité, reconnaît les droits des individus et les limites du pouvoir politique. Il n’existe donc pas de lien d’implication entre elle, l’extermination totalitaire du peuple et la violence nihiliste de la bombe atomique. Les camps, la bombe, la catastrophe nucléaire révèlent une dimension apocalyptique de l’époque moderne, mais cette dimension ne leur préexiste pas ou ne préexiste pas aux événements qui sont à l’origine de ces catastrophes.

 

Les origines

Il est toujours difficile de décider d’une origine, parce que cela confère à l’événement un point de départ dont il est censé procéder, alors qu’un événement se situe toujours à l’articulation d’intrigues historiques et échappe à la mono-causalité qui implique nécessité. Pourtant, les événements que nous étudions ont des origines. Arendt en a fait l’étude pour les systèmes totalitaires. La pensée raciste et antisémite, l’impérialisme ont banalisé la violence en en faisant un mode de gouvernement à part entière. La Première Guerre, la communauté des écrasés (dans les tranchées), la crise des sociétés libérales ou traditionnelles ont contribué activement à la montée et à la victoire de mouvements totalitaires.

De son côté, la fabrication de la bombe A a été initiée par des scientifiques américains d’origine allemande qui craignaient qu’Hitler ne la possède avant les Alliés et n’en fasse usage pour gagner la guerre. Mais l’utilisation sur le Japon est d’une autre nature, puisqu’il ne s’agissait pas de prévention mais d’une offensive de destruction globale, d’annihilation symbolique de l’adversaire. La guerre froide qui s’ouvrait alors allait voir se mesurer deux idéologies, dont l’une était totalitaire, et les bombes atomiques symboliseraient la destruction globale de l’ennemi. La Seconde Guerre mondiale a servi de matrice à cette violence, parce qu’elle a mobilisé l’ensemble des sociétés et de leur économie au service de la destruction et de la victoire. La vocation exterminatrice et conquérante du totalitarisme est, de plus, à la source de cette guerre.

La catastrophe nucléaire est très différente, puisqu’elle ne correspond à aucune activité de guerre, même si la production d’énergie à partir de l’atome n’est jamais complètement séparée de son usage militaire, comme l’exemple de l’explosion de la centrale civile de Tchernobyl, qui fabriquait du plutonium, le montre. Pourtant la comparaison avec la guerre vient à l’esprit de la majorité des victimes de la catastrophe. Comparaison dont elles disent d’ailleurs l’insuffisance. La catastrophe nucléaire peut être considérée comme une action de guerre contre la vie, et c’est le monde dans son entier qui disparaît alors, parce que les hommes sont incapables de se protéger contre l’agression des radionucléides, de délimiter précisément les espaces fortement contaminés et définitivement inhabitables et les territoires décontaminables, de distinguer ce qui est de l’ordre de l’humain et ce qui ne l’est plus.

La catastrophe nucléaire s’alimente à une culture du secret, à un mythe de l’héroïsme scientifique et technique, qui ont contribué à l’événement en empêchant d’en prendre la mesure, en produisant mensonge et dénégation, en censurant l’information. Si l’on doit parler d’apocalypse nucléaire, c’est non seulement que le monde d’après Tchernobyl n’est plus un monde, mais que le monde a été incapable de reconnaître cette disparition du monde et l’a soumise à la dénégation, comme elle y soumettait la pollution nucléaire.[4]

 

L’objectivité contre la neutralité

Il ne s’agit pas ici de prendre position sur la nécessité d’un arrêt de la production d’électricité d’origine nucléaire. Pourtant l’étude de la catastrophe apporte des éléments sur la dangerosité sans limites d’une énergie dont l’industrie n’est pas en mesure de garantir l’innocuité et dont les données d’expérience nous montrent combien les politiques et les industriels la traitent avec légéreté, du fait même qu’elle ne peut entrer, dans le cas d’un accident, dans le cadre du calcul des risques et des coûts. Notre étude ne saurait être ici neutre, mais nous ne revendiquons, depuis le départ, aucune neutralité, parce que la compréhension même des expériences catastrophiques considérées conduit à leur condamnation sans reste. Etre neutre ici, c’est banaliser la catastrophe qu’on décrit, c’est ne pas la reconnaître en tant que telle. Comment décrire sine ira et studio l’expérience des camps de concentration et d’extermination ? De même, comment lire les témoignages des « rescapés » d’Hiroshima, sans crainte ni tremblement ? Ceux de Tchernobyl sans condamner radicalement la légèreté avec laquelle les ingénieurs de l’atome abordent les questions qu’il pose à l’humanité ? Il y a des manières d’être objectif qui ne recoupent pas la stricte et illusoire neutralité des scientifiques et historiens. Et il y a des manières d’être neutre qui impliquent banalisation et complicité.

 

Les camps ou « tout est possible »

 

Le totalitarisme

Le totalitarisme consiste en une prétention à la clôture de l’espace social sur lui-même, à la coïncidence du pouvoir et de la société, au dépassement des différences et des divergences et à l’unité sociale. Dans ce cadre, si « une société ne dispose pas de camps, elle n’est pas vraiment totalitaire. »[5] Le camp apparaît, en effet, comme l’accomplissement du fantasme totalitaire, c’est-à-dire de l’extermination des ennemis de l’humanité et de la totalisation de l’espace social. Comme c’est la violence sans limites qui rend possible le dépassement de la différence et d’abord de la spontanéité individuelle, les camps constituent la forme ultime de la domination totalitaire, ce qu’Arendt nomme « laboratoires d’expérience en domination totale »[6] ou « laboratoires où la croyance fondamentale du totalitarisme - tout est possible - se trouve vérifiée. »[7] Cette expression - « tout est possible. » - se distingue du « tout est permis » nihiliste, du refus des valeurs, elle consiste à dire que l’impossible, l’inimaginable s’est réalisé, ce que non simplement la morale, mais l’expérience des milliers d’années d’histoire rendait inconcevable : l’extermination de la totalité d’un peuple, d’une race, d’une classe, la révocation des liens de parenté, l’acharnement contre l’innocence, la dénégation même de l’existence des victimes, la souffrance entretenue hors de tout critère d’utilité, de punition objective ou de pénitence.

Les camps, en suspendant les lois, ouvrent l’espace dans lequel tout devient possible. La loi empêchait une telle puissance, parce que, même si elle était contournée ou arbitraire, elle constituait un obstacle au pouvoir absolu, et d’abord un principe de référence pour la société et les actions des hommes. C’est pourquoi les camps ne réalisent pas seulement le principe selon lequel « tout est permis », qui n’existe qu’en réaction à l’existence de la loi et renvoie le plus souvent à des considérations d’intérêt (aller au-delà du permis qui est la principale limite à l’action). « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. »[8]

La vocation exterminatrice du totalitarisme doit être soulignée. Dans les faits, les cinq régimes totalitaires qu’a connus le siècle (stalinisme, nazisme, maoïsme, Cambodge des Khmers rouges, Corée du Nord) ont poursuivi l’élimination de la différence et l’extermination des groupes coupables. Ils ont créé des camps sans jamais plus les fermer. Le camp est l’institution totalitaire par excellence, il est l’instrument du fantasme - la destruction de la différence, le règne du peuple-un - ou plutôt sa concrétisation. Si le totalitarisme est apocalyptique, c’est que, dans les camps, tout est devenu possible et qu’a disparu le monde, lequel se construit sur la reconnaissance de l’humanité de l’homme. « Désormais c’est fini, nous nous sentons hors du monde », écrit ainsi Primo Levi.[9]

 

 

L’écroulement des repères

Dans les systèmes totalitaires, et le plus radicalement dans les camps, les repères communs du monde s’écroulent. Les liens familiaux, amicaux, professionnels, nationaux sont rompus, parce que les camps réduisent les hommes au travail et à la survie (ou la mort). Il peut rester en marges certaines relations, mais elles sont vouées à la disparition ou à la précarité. En effet, rien ne leur donne d’assurance, les règles des camps s’y opposent, les nécessités les rendent fragiles voire impossibles, les hasards qui les nouent les rendent temporaires et intéressées. La mémoire n’a plus d’usage, elle devient un handicap en accentuant la souffrance psychologique, elle n’est plus permise par la vie au jour le jour. L’avenir s’émousse, parce qu’il n’est plus possible, dans la lutte pour la vie, de voir au-delà de la fin de la journée. L’avenir, c’est l’impossible, ce qui ne dépend pas de nous et que l’expérience fait apparaître comme immaîtrisable. Primo Levi raconte ainsi que, dans le langage du camp, demain se disait jamais.

Il n’existe plus, dans les régimes totalitaires, de critères déterminant de la distinction entre culpabilité et innocence, tout le monde est, potentiellement, la « cible » de la terreur. Cela a une conséquence : les principes qui président à la distinction du bien et du mal, de la solidarité et de l’égoïsme, de la résistance et de la complicité, de l’engagement et de la passivité perdent de leur accuité. « Théoriquement, choisir l’opposition dans les régimes totalitaires reste également possible dans les régimes totalitaires ; mais une telle liberté est en vérité annihilée si commettre un acte volontaire assure seulement un « châtiment » que n’importe qui d’autre pourrait de toute façon subir. »[10] Inversement, « l’arrestation arbitraire de personnes innocentes détruit la validité du libre consentement ».[11]  La violence n’est pas de répression mais vise l’anesthésie des facultés critiques, la fascination à l’égard de la puissance qui fait percevoir à l’individu sa propre faiblesse haïssable. Les camps visent la réduction de la vie à une identité de réactions inhumaines, en transférant à la nature des victimes ce qui est le produit des conditions de vie et de mort auxquelles on les soumet. La croyance qui anime le totalitarisme porte sur la mutabilité de la nature humaine. Rien « ne nous garantit que cette « nature humaine » soit immuable. Il se pourrait tout autant que l’on parvienne à créer une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes. »[12]

Les systèmes totalitaires qui luttent contre l’existence de la différence, contre toute forme d’indépendance, qui s’appuient sur le fanatisme populaire, sur le ressentiment des masses, quadrillent l’espace social, contrôlent les activités humaines, manipulent la pensée. Ils ne laissent subsister aucun lieu propre pour l’existence individuelle, ils séparent les hommes, détruisent la solidarité, soumettent chacun à la surveillance et à l’auto-surveillance.[13] Ils tentent d’annihiler toute forme d’autonomie, d’initiative individuelle. « Le problème est de fabriquer quelque chose qui n’existe pas : à savoir une sorte d’espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales (...). Les camps ne sont pas seulement destinés à l’extermination des gens et à la dégradation des êtres humains ; ils servent aussi à l’horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu’expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose. »[14] Cette simple chose, c’est l’individu soumis à la manipulation, participant, par l’enthousiasme, à la société totalitaire et lui conférant la force d’un peuple uni. Les comportements réifiés rendent la résistance, l’organisation comme la pensée dissidente, improbables, impuissantes.

 

L’individu sans substance

La domination totalitaire, en privant l’individu, de sa substance propre, en le remplissant d’une substance étrangère[15], fait disparaître les relations stables ou instables entre les hommes et leur substitue une proximité et une exclusion fondées sur des critères extérieurs à toute socialisation normale : conscience et lutte des classes et des races. L’homme du totalitarisme est soumis à un isolement sans précédent, parce qu’il n’existe plus à titre d’être autonome et est enfermé dans les cadres prescrits par l’idéologie. Ce n’est pas en tant qu’homme qu’il entretient des relations avec les autres, mais en tant que membre d’une société qui l’écrase. Il n’est maître de rien, ni de son action, ni de sa pensée, il n’a pas de choix à faire, il ne connaît que soumission idéologique et enfermement psychologique. Il ne part pas de lui-même, mais ne peut que se fuir, parce qu’il est dangereux d’entretenir avec soi-même des relations dont la domination totalitaire vise l’éradication. Il est simplement périlleux de préférer la solitude à la communauté, parce que cela révèle un caractère indépendant, que la société n’a pas réussi à réduire. C’est pourquoi les systèmes totalitaires entretiennent sans cesse l’esprit de groupe, y soumettent la jeunesse et pénètrent toutes les sphères d’activités pour y faire régner les valeurs qui donnent un sens au peuple-un. L’isolement totalitaire, ce qu’Arendt appelle la désolation, s’oppose à l’existence du monde. La domination totalitaire « se fonde sur la désolation, l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme. »[16]

Le monde repose sur le sens commun, lequel fournit à la pensée une connaissance immédiate de la réalité du réel[17], reconnaît l’existence de la vérité, la validité de l’expérience, l’utilité du dialogue, la nécessité de la solidarité. Tout cela est interdit par le système totalitaire. Le camp donne à la destruction du sens commun une profondeur sans précédent. L’idéologie y règne en maîtresse, décide de la division sans reste entre internés et gardiens, soumet les victimes à la solitude du métabolisme. Toute relation humaine est marginale, n’existe que dans les mailles du filet de la domination totalitaire. Elle est résiduelle, vouée à l’impuissance et à l’insignifiance.

 

 

 Un camp de "rééducation par le travail" près de Pékin en juin 1986.

L’apocalypse concentrationnaire

On connaît les toiles de Jérome Bosch qui peignent les enfers. S’y déchaîne une violence punitive, s’y répand une laideur à la hauteur des crimes commis ou de l’image que s’en faisait l’Eglise ou le peintre. Le camp totalitaire a réalisé l’horreur, mais d’une manière inédite, parce qu’il ne s’agit pas des enfers d’après le jugement dernier, mais de la vie ici-même, immanente. Il constitue un lieu où la vie et la mort deviennent indiscernables, par le règne sans précédent de la terreur. Le « musulman » des camps de concentration nazis est ainsi celui qui a perdu toute sensibilité, toute conscience de soi et qui est pareil à « un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubressauts. »[18] Cette zone d’indifférence implique que la mort n’appartient plus à celui qui meurt, qu’elle devient aussi inconsistante que la vie. Personne n’accompagnera le mourant dans sa mort, personne ne pourra témoigner pour lui et se souvenir de sa vie comme de sa mort. Ainsi l’administration nazie ne parlait-elle pas, dans les camps d’extermination, de personnes tuées, mais de « pièces » à traiter[19], de « figurines », de « chiffons ».[20]« Les Allemands avaient même ajouté qu’il était interdit d’employer le mot « mort » ou le mot « victime », parce que c’était exactement comme un billot de bois, que c’était de la merde, que ça n’avait absolument aucune importance, c’était rien. »[21] La vie et la mort ne prennent plus place dans le monde des hommes. Il ne faut sans doute pas assimiler les camps et les ghettos (les familles n’étaient pas encore séparées, c’étaient les liens sociaux qui étaient détruits par la lutte pour la vie), pourtant la logique y dominant était la même. Ainsi, Jean Karski, se rappelant (ou revivant, selon les intentions qu’expose Lanzmann) de sa « visite » du Ghetto de Varsovie, dit-il : « Ce n’était pas un monde. Ce n’était pas l’Humanité. (...) Ce n’était pas l’Humanité. C’était une sorte ... une sorte ... d’enfer. »[22] Hors du monde, il n’y a pas d’humanité, mais une vie abandonnée à la solitude, l’impuissance, le désespoir et, rapidement, à l’inconsistance. 

Le hors-monde (l’absence de relations, la solitude sans solution décrite par Orwell et qu’Arendt appelle « désolation ») est la conséquence ultime du système totalitaire. Le pouvoir souverain peut décider de l’existence ou de l’inexistence, il est ainsi absolu, il commande à l’être par sa puissance de destruction et de désolation.

 

Le totalitarisme comme négationnisme

« c’était rien. »

L’entreprise totalitaire s’attaque à l’existence dans le présent, mais également dans le passé, elle est non seulement exterminationniste mais négationniste, puisque, en faisant disparaître toute trace d’une existence, elle se nie elle-même. Ainsi Himmler disait-il en 1943 à ses officiers SS que la campagne d’extermination des Juifs était « une page de gloire de notre histoire, qui n’a jamais été écrite, et ne le sera jamais. »[23] Ainsi, dans 1984, devant l’élimination d’un homme, Winston dit-il : « Withers (...) était déjà un nonêtre. Il n’existait pas, il n’avait jamais existé. »[24] Le camp incarne la négation du passé, mais il ne s’arrête pas là, puisqu’il ne tue pas seulement mais détruit l’individu, le laissant flotter entre être et non-être, le réduit à une facticité si légère que rien ne le sépare du néant. C’est ainsi O’Brien, porte-parole du désir de domination totale, qui donne la clé de l’entreprise totalitaire et concentrationnaire (l’Angsoc n’est-il pas un camp à l’échelle de la société ?) : « Vous n’existez pas », dit-il à Winston.[25]

Décider non seulement de la vie ou de la mort mais de l’existence ou de l’inexistence, c’est mener ce qu’on peut appeler une « guerre ontologique »[26] qui ne s’en prend pas aux hommes parce qu’ils sont des obstacles à l’intérêt, à la vérité du fait de leurs croyances, de leurs actions ou de leur situation géographique, mais parce qu’ils sont doués d’une spontanéité qui non seulement menace l’emprise de domination totale et le triomphe de l’idéologie mais en incarne, en tant que telle, la négation. « La domination complète est achevée, lorsque la personne humaine, qui consiste toujours en un mélange particulier de spontanéité et de conditionnement, est transformée en un être complètement conditionné dont on peut prévoir les réactions, même lorsqu’on le conduit à une mort certaine. »[27] C’est pourquoi les camps n’étaient pas destinés à disparaître dans les systèmes totalitaires mais à se perpétuer et à s’accroître, ce qu’ils n’ont pas manqué de faire tout au long de l’histoire de ces systèmes. Chacun pouvait tenir le rôle de l’Autre et sa déchéance devenir la condition de l’accomplissement de la communauté unie.

 

La bombe ou la fin de l’Autre

 

La puissance du fantasme et le fantasme de la puissance

L’utilisation de la bombe atomique a frappé ses contemporains comme aucun autre événement. Aujourd’hui, notre imaginaire est habitée par l’idée d’apocalypse nucléaire. Nous savons que l’humanité peut finir objectivement, que l’intelligence humaine est capable de libérer des quantités d’énergie colossales et de transformer la terre en une sphère impropre à la vie.

Or, ce n’est pas d’abord l’utilisation de la bombe en tant que telle qui pose problème, puisque, depuis la fin de la Seconde Guerre, elle n’a pas été utilisée autrement que sous forme d’essais atomiques.[28] Et ses seules utilisations en contexte de guerre obéissaient à des calculs géopolitiques (par rapport aux Soviétiques) qui n’engageaient pas l’existence de l’humanité, dans la mesure où seuls les Etats-Unis la possédaient et ne craignaient pas de riposte.[29] C’est moins son utilisation qui pose problème que les conditions qui la rendent possible et le sens que cela lui confère.

 

S’il s’agissait d’une possibilité technique, on peut dire que les hommes s’en préserveraient comme d’une maladie, en éradiqueraient les risques par un contrôle international pointilleux. Mais l’humanité est divisée en nations et en Etats, arc-boutés sur leur pré carré, faisant de ce contrôle un enjeu politique sans garantie de réussite. Il a fallu trente ans pour que la menace ne soit plus directement d’actualité. Il ne s’agit pas d’une simple possibilité technique, dont l’actualisation dépend d’une décision politique. Cette possibilité technique menace la politique et la vie des nations, parce qu’elle rend l’utilisation de la bombe nécessaire, inévitable dès lors qu’elle procure la certitude d’une victoire sans reste. C’est seulement l’équilibre des moyens de destruction qui a soumis, ensuite, les politiques à une logique autre que strictement fantasmatique, au calcul des conséquences.

Pourquoi les Américains ont-ils utilisé la bombe, en dehors des considérations géopolitiques (liées à leur conflit naissant avec l’URSS) ? Par vengeance, par volonté d’une reddition sans conditions, par désir d’humiliation du Japon (réponse à Pearl Harbor), par orgueil également. On peut, ainsi, souligner que le statut du tribunal de Nuremberg (jugeant les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité dont s’était montré coupable l’Etat allemand nazi) a été signé le 8 août 1945, entre Hiroshima le 6 août et Nagasaki le 9. Nuremberg ayant essentiellement jugé les crimes d’agression, l’utilisation des bombes atomiques devient tragi-comique puisqu’elle ouvre la porte à une agression sans limites, sans riposte, au fantasme d’une victoire absolue, rend possible, imaginable l’éradication complète de l’ennemi ou du prétendu ennemi : « elle supprimera la possibilité de riposter, c’est-à-dire qu’elle jouera militairement le rôle d’une bataille décisive. »[30]

Au-delà de la menace que fait peser la possession par les Américains de la bombe, la course aux armements répond à ce fantasme, elle l’alimente, comme elle alimente les peurs. Peur et fantasme n’étant ici que les deux faces d’une même médaille. On répond à la peur par l’armement, on réagit à l’armement par la peur. On ne peut pas dire, dès lors, que l’équilibre de la terreur ait été une garantie de paix. La peur (et le fantasme) n’est, en effet, pas bonne conseillère.

 

 

Un nihilisme sous-jacent

L’histoire a changé de visage, disent de nombreux penseurs à l’annonce de l’éclatement de la bombe. Günther Anders soutient que « mis à part une poignée de nihilistes désespérés du siècle dernier, il n’y a guère eu de théoriciens de la morale qui aient jamais mis en doute le fait même qu’il continuerait d’y avoir et qu’il devait continuer d’y avoir des hommes. (...) Mais la bombe (...) a fait que cette question est devenue primordiale.(...) la bombe est la question. »[31] La bombe rend caduques la plupart de nos catégories morales (responsabilité, choix, liberté), puisque, en conduisant à l’anéantissement du monde, elle implique la destruction de leurs conditions de signification. L’utilisation de la bombe ne constituerait, ainsi, plus une action, au sens propre du terme, parce que l’action implique une incertitude, ici absente, liée à la pluralité des hommes, qui fait que personne ne maîtrise complètement les conséquences et la signification de ses actes. Les interprétations, compréhensions et mécompréhensions différentes, les multiples coopérations, résistances, hostilités, réactions font que, jamais, dans l’action, les hommes ne sont véritablement maîtres. Le face à face direct qu’implique l’action rend impossible sa confusion avec la fabrication. Or, là où l’histoire des hommes échappe à leur volonté, parce qu’elle est l’oeuvre d’une liberté qui interdit de dépasser l’incertitude, la bombe atomique implique la sortie de l’histoire, de l’incertitude, elle ouvre un horizon de certitude, négatif cependant, l’horizon du néant absolu. Il ne s’agit pas, non plus, d’une action, parce qu’elle n’entraîne aucune responsabilité à assumer, mais fait disparaître toute responsablité.

La bombe crée un instant pareil à celui du péché originel, un instant d’angoisse métaphysique. Dans un cas, l’homme se dresse contre l’ordre divin, dans l’autre contre l’ordre de la vie. Cependant, Adam et Eve ignoraient la signification de leur acte (puisque ce qu’ils acquièrent, c’est la conscience du bien et du mal) alors que les ingénieurs et politiques la connaissent. Mais cette différence n’est pas si essentielle, parce qu’on peut montrer que ces derniers manquent de l’imagination suffisante pour leur permettre de concevoir la seule signification de la bombe atomique, la fin de l’humanité ou la destruction sans reste de l’Autre, du faible. On peut plutôt montrer que la chute, qui fait entrer le mal dans le monde (Caïn tuera son frère Abel), voue l’homme au bien, conduit à l’Alliance alors que la bombe est le mal le plus complet, la destruction de l’homme et doit être combattue, parce qu’elle n’est relevée par aucune alliance, parce que l’alliance ne peut exister que contre la bombe qui divise l’humanité mais voue, pareillement, tous les hommes à la disparition. Dans le premier cas, c’est Dieu qui peut détruire l’homme, comme il l’a fait, sans aller jusqu’à terme, avec Noé. Dans le second cas, c’est l’homme qui peut se détruire lui-même, l’homme est devenu Dieu, un Dieu nihiliste, qui se venge de son impuissance par la fureur et la destruction. Les hommes modernes, les hommes du Progrès précipitent, dans la réalité, leur fantasme de puissance avec la bombe. Ultime réalisation de l’intelligence moderne, elle fascine autant qu’elle horrifie, elle projette la destruction de l’Autre, du mal qu’il incarne et que peut, aussi, incarner, pour le nihilisme le plus absolu, l’humanité dans son ensemble. Fantasme d’une apocalypse qui entraînerait avec elle le mal et l’humanité, qui ouvrirait sur le silence des immenses espaces.

 

La fin de la morale

« Ce qui, il y a dix ans, nous aurait remplis d’effroi : que le même homme puisse être employé dans un camp d’extermination et à la fois bon père de famille, que ces deux fragments ne constituent pas un obstacle mutuel parce que déjà ils s’ignoraient, cette horrible banalité de l’horreur n’est pas restée unique en son genre. Nous sommes les héritiers de ces êtres schizophrènes, au sens plein du terme. »[32] La « banalité du mal » a été longuement mise en évidence par Arendt dans son étude du cas d’Eichmann, lieutenant-colonel SS responsable de l’infrastructure de l’extermination des Juifs. Anders a préfiguré cette idée, puisque son texte date de 1956 (celui d’Arendt de 1963), mais elle est élargie, de la Shoah à la bombe atomique. Anders stigmatise ce qu’il nomme la « disparité prométhéenne » de notre temps, c’est-à-dire le « fait que nos différentes facultés (action, pensée, pouvoir d’imagination, affectivité, sens de la responsabilité) se distinguent les unes des autres ».[33] Disparité entre « faire » et « sentir », « savoir » et « comprendre » : « on ne peut nier que nous savons les conséquences qu’entraînerait une guerre atomique. Mais justement, nous le « savons » seulement. Et ce « seulement » indique que ce « savoir » qui est le nôtre » côtoie de fort près l’ignorance, ou tout au moins l’absence de compréhension ; qu’il est plus près de la non-compréhension que de la compréhension. »[34]

Cette séparation est permise, d’après Anders, par la division sociale contemporaine du travail dans l’entreprise : « il est de la nature (...) de la grande entreprise dont le rôle est aujourd’hui déterminant, de revendiquer un droit d’allégeance ; il est de la nature de celui qui y travaille « d’agir en étant agi » ; (...) l’action jugée, voire dictée par la conscience individuelle se voit suspendue et remplacée par le zèle (...) ; et s’il existe une « bonne conscience » dans l’entreprise, elle se résume paradoxalement à la satisfaction, et même à la fierté d’avoir réussi à court-circuiter totalement sa conscience individuelle. »[35] L’être moral se réduit, ici, pendant le temps du travail, au zèle, ce qui n’empêche pas l’individu de se comporter de manière très digne au sein de sa famille ou de la société. Ainsi, le même homme qui sera très poli en entrant dans la boulangerie, pourra participer à la fabrication d’engins destinés à tuer des populations civiles, sans voir de contradiction dans son comportement. Préfigurant l’analyse d’Arendt, Anders souligne également que, pour les criminels contre l’humanité responsables de la Shoah, « « être moral » coïncidait eo ipso à cent pour cent avec la « médiatisation » et (...) ainsi (« du fait qu’ils avaient participé ») ils avaient leur bonne conscience pour eux. »[36]

La « banalité » du mal, c’est la fin la plus radicale de la morale, parce qu’elle est la négation du mal, sa disparition, son remplacement par le critère formel de l’obéissance, de la bonne conscience professionnelle, par le zèle. L’ingénieur militaire, mais aussi bien le préposé au chemin de fer dans le IIIe Reich, sait très bien de quoi il en retourne, mais il flotte comme à la surface de lui-même, son savoir n’est pas une compréhension, il est vidé de toute affectivité, de toute imagination. Les opérations sont réalisées, non sans difficultés dans les camps d’extermination (mais les tâches les plus difficiles sont laissés aux Juifs du travail), mais elles sont réalisées, parce que l’intégration sociale par le travail permet la neutralisation, constitue une « médiatisation » qui écarte les effets néfastes de la conscience. Ainsi, en ce qui concerne, la bombe atomique, cette médiatisation « conduit à l’aveuglement face à l’apocalypse ». [37] On peut élargir cette analyse qui porte sur le conformisme produit par le travail à la fascination produite par la technique.

 

 

Contrairement à ce qui se passe dans les camps, ce qui s’ajoute à la neutralisation de la conscience en ce qui concerne la bombe atomique (et l’énergie nucléaire), c’est que l’imagination est impuissante à dessiner la nature et le sens de la destruction générale, parce que la catastrophe n’a pas lieu et peut ne pas avoir lieu avant très longtemps, au point de devenir inimaginable. N’avons-nous pas fini par vivre avec la peur de l’apocalypse nucléaire, par nous en faire une image particulièrement abstraite ? Comment, au contraire, ignorer totalement le sens et la réalité de la Shoah en la présence permanente de cadavres, de cris, d’odeurs répugnantes ? En revanche, la Shoah a été, pour tous ceux qui travaillaient à l’infrastructure, une abstraction, même si on ne peut croire que quiconque ignorait la nature des trains circulant à travers toute l’Europe.

La « fin de la morale », c’est l’impossibibilité de dire et de dénoncer le mal du fait de sa banalisation extrême, parce que celle-ci implique que le mal devient imperceptible, n’est pas compris comme tel, que la conscience s’écarte de toute responsabilité et toute affectivité, ne se sent pas concernée par ce à quoi elle assiste et/ou participe. La bombe atomique devient ainsi une invention technique comme les autres. Que la bombe thermonucléaire soit d’une puissance 500 fois supérieure à la bombe A, qu’elle puisse tuer plusieurs millions de personnes, voilà qui ne doit pas troubler le processus de conception et de fabrication.

La défaillance de l’imagination fait que « nous ne sommes pas à la hauteur du « Prométhée qui est en nous » ».[38] La « disparité prométhéenne » résume l’insensibilité de l’homme moderne à la souffrance à laquelle il contribue. Cette insensibilité n’est pas totale. Nous continuons d’être touchés par ce qui est proche. Mais le lointain ne nous concerne pas.  La catastrophe, qui occupe nos écrans de télévision et accapare nos esprits, est banalisée par la représentation médiatique, insensible à ce qu’elle montre, elle alimente la distraction de nos esprits las, nous laisse indifférents et suscite, au mieux, une compassion qui n’engage rien. La violence que subit l’homme déchu de son humanité par la séparation totalitaire du Même et de l’Autre n’a plus d’impact sur les consciences. Peter Diener, auteur du Journal d’une folle, admirable roman sur la Shoah, la banalité du mal et la mémoire insoutenable écrit ainsi : « Dans la petite ville de mon oncle Abraham, vivaient des familles juives très pauvres. Donc, après leur déportation sans incident, commençait, après les inventaires, la distribution des objets sans grande valeur, officiellement dits abandonnés. Telle famille nombreuse recevait des petites chaussures d’enfant... (...) Màrta, la femme d’un cheminot unijambiste pensionné, développait une philosophie populaire : « Ils les ont emmenés ; alors au moins nous, on profite de leurs affaires abandonnées. La vie est chère, les chaussures de Margitka sont trouées, je suis très contente que la mairie nous en ait donné une paire presque neuve. » (...) « Les Américains ont bombarbé Szolnok ; un de leurs avions est tombé, le pilote a atterri en parachute et qu’est-ce que tu penses, c’était quoi ? » Silence de Màrta. « Eh ben, devine ! C’était un nègre ! Ils nous envoient maintenant leurs nègres ! Il a baragouiné quelque chose dans sa langue, mais pas longtemps. Les gens sont arrivés, et ç’a a été vite fini, avec une fourche ou avec une pioche. Il n’en restait que de la viande hachée, rouge et noire. » Il riait bien de sa propre histoire. « Alors tu n’as pas à plaindre ces juifs et autres sales nègres ! » Màrta a pensé que son mari devait avoir raison : « Ils nous envoient leurs nègres ! » Elle avait un frisson de dégoût mêlé à de la curiosité : « A quoi pourrait bien ressembler un nègre ? C’est comme un juif avec de la peau tannée noire ? » Màrta contemplait les jolies chaussures qu’elle avait obtenues pour leur fillette, pendant que d’autres fillettes qui s’appelaient également Margitka, Sarah ou Esther, agonisaient dans des wagons à bestiaux en route vers Auschwitz. »[39] Le mal banal, c’est l’indifférence à la souffrance de l’autre, qui trouve sa source dans l’influence de l’idéologie et dans le calcul de l’intérêt.

« Nous ne sommes plus, en tant qu’êtres doués de la faculté de sentir, à la hauteur de nos propres actions. »[40] L’homme est capable de tuer l’humanité en l’homme, par la destruction de la personne juridique, de la personne morale, par le crime contre l’humanité, il est capable de détruire l’humanité par la bombe. C’est cela qu’il faudrait être capable de penser pour y résister, pour résister à la transformation de la pensée humaine en une mécanique, par la fétichisme de la puissance, de la technique, aujourd’hui de l’information et de la consommation. En effet, l’« absence de pensée est plus dangereuse que n’importe quelle idée fausse. »[41] Arendt l’a montré dans le cas d’Eichmann. Retrouver le sens du mal, afin que la morale ne se réduise pas à une simple convention ou à un vernis, qu’elle ne soit pas seulement à usage privé et n’engage en rien l’individu dans une entreprise d’universalisation.

 

La fin de la guerre et de la liberté

De Rougemont souligne que la bombe atomique implique la fin de la guerre au sens classique, la fin de la guerre des militaires. La capitulation japonaise marque moins « la naissance d’une paix que (...) la mort de la guerre. Car c’est la guerre en général qui vient d’être atteinte en plein coeur (...) par conséquent il n’y aura plus de guerre au sens classique et multimillénaire du mot. »[42] En effet, les militaires ne sont plus nécessaires, puisqu’il n’y a plus de batailles, plus d’espaces à occuper. On peut dire que « la guerre n’a plus de sens humain. »[43] Cela n’est faux que parce que la bombe a été écartée, au moins partiellement.

La bombe n’entraîne pas de manière mécanique, avec la fin de la guerre, la liberté et la sécurité. La liberté ne se réduit, en effet, pas à la sécurité, toute relative dans le cadre de la dissuasion nucléaire qui n’a jamais empêché les bombes de tomber. La crainte devient permanente, la sécurité ne se distingue pas de la satisfaction que l’année se soit écoulée et que la Catastrophe n’ait pas eu lieu. La guerre est devenue psychologique, la peur de mourir a conquis les esprits.[44]

 

 

La bombe est un non-être, dit Anders, parce qu’elle n’est pas un moyen, mais une fin, dans un monde où tout est moyen, où tout sert à autre chose dans une transitivité sans fin. La bombe n’est pas un moyen, elle ne s’intègre dans aucune finalité, dans la mesure où « l’effet le plus minime qu’elle produirait si on l’utilisait serait plus grand que n’importe quelle finalité (politique ou militaire) si grande soit-elle, définie par des hommes ».[45] Elle ne serait un moyen que si l’on visait la fin de l’humanité. Or cela ne peut pas constituer pas un but politique, c’est pourquoi la bombe n’est pas un moyen, mais une fin en soi. « La seule existence de la bombe, le simple fait de la posséder et de pouvoir s’en servi en faisait automatiquement un ultimatum ».[46] Il n’y a plus, avec la bombe, de coupables ni d’innocents, les blocs qui s’affrontent sont pareillement coupables, parce qu’ils répondront par la bombe à la bombe, détruiront le monde qui aurait pu survivre à leur destruction et anéantiront l’humanité.

De ce fait, la politique devient le lieu où s’engloutit la liberté, l’indépendance, parce que la bombe, c’est la prise en otage généralisé, la servitude universelle. Au regard de la menace qui plane, toute action devient dérisoire, est condamnée à la vacuité. Plus rien n’a de sens, tant que cette menace plane, parce qu’elle réduit au néant les conditions qui confèrent à l’action, à la parole et à la vie un sens : l’existence du monde et de l’humanité. Et encore, parler de menace est insuffisant. « Qui ne veut employer la bombe en aucun cas n’aurait pas non plus besoin d’en produire. »[47] Il ne s’agit pas seulement d’une menace, mais d’un ultimatum.

C’est seulement avec la fin de la « guerre froide » (qui n’était pas la paix, mais l’état de sursis de l’humanité) et le retour de la guerre que les hommes sont entrés de nouveau dans l’histoire et ont recouvré leur liberté, du moins sa possibilité. La liberté, c’est-à-dire la possibilité de choisir et de s’engager. Arendt disait que, dans les camps, la responsabilité était gommée, avec « la création de de conditions où la conscience n’est plus d’aucun secours, où bien faire devient radicalement impossible » parce que, parmi les victimes, on choisissait des bourreaux (les kapos) et que « la ligne de démarcation entre persécuteur et persécuté, entre le meurtrier et sa victime, [était] constamment estompée. »[48] La bombe atomique détruit, pareillement, liberté et responsabilité, dans la mesure où elle retire à toute action les conditions de sa validité, parce que son usage détruit les conditions de toute responsabilité. C’est seulement en retrouvant la loi, la séparation de ce qui est interdit et de ce qui est autorisé, que les hommes ont retrouvé le sens de la politique, en sa précarité, sa relativité. De même, c’est en renonçant aux bombes qu’ils ont retrouvé le sens de l’histoire. Face aux tentations de l’arbitraire et de l’irresponsabilité se dressent la politique et l’histoire et la liberté retrouve une signification.

Il convient, ici comme ailleurs, d’acquérir (de conquérir) un savoir à la mesure réelle de l’enjeu.

 

 

Tchernobyl ou le monde qui n’est plus un monde

« On parle de catastrophe, mais c’était une guerre. (…) On peut comprendre la guerre… Mais cela ? »[49]

« Tchernobyl a ouvert un abîme plus insondable que la Kolyma, Auschwitz et l’holocauste. Avec une hache ou un arc, ou même avec un lance-grenades et des chambres à gaz, l’homme ne peut pas tuer tout le monde. Mais s’il a l’atome à sa disposition… »[50]

 

Situation de la catastrophe

En parlant de la catastrophe nucléaire comme d’une action de guerre totale, il ne s’agit pas de faire remonter cette action à la volonté cartésienne de maîtrise de la nature. Celle-ci n’était pas séparable d’une ambition progressiste d’amélioration des conditions de vie des hommes. La libération de l’énergie par fission du noyau de l’atome n’est possible de manière contrôlée que dans des conditions de laboratoire, elle suppose l’existence d’un environnement séparé, confiné, extra-naturel, ce qui n’est possible que relativement et pose, de manière permanente, le problème de la sécurité du milieu extérieur (coque de béton, vitrification des déchets). Ce qui anime les ingénieurs nucléaires, c’est la certitude que les conditions de sécurité requises sont réalisées et que l’on peut tirer des centrales une énergie illimitée et non polluante. Outre que cela n’est pas vérifié expérimentalement, que de multiples micro-accidents émaillent l’histoire du nucléaire, le retraitement des déchets (qui n’est pas un recyclage), la sécurité géologique et humaine des sites posent des problèmes sur lesquels les autorités et les entreprises se gardent de communiquer. Les incertitudes, les obscurités qui planent sur l’industrie du nucléaire nous permettent de penser qu’il n’y pas de saut qualitatif entre l’exploitation pacifique et la catastrophe nucléaire.

On a affaire à une situation paradoxale. Tant que la catastrophe ne s’est pas produite, la production nucléaire d’énergie paraît contribuer à la préservation de l’environnement ; au contraire, une fois qu’elle s’est produite, les centrales nucléaires apparaissent sous un jour monstrueux, sous lequel on ne reconnaît pas la libération pacifique de l’énergie atomique. Il en va de même pour la bombe. Tant que l’explosion n’a pas eu lieu, elle paraît être au service de la paix ; au contraire, une fois qu’elle a éclaté (et même si elle n’a jamais éclaté depuis 1945), elle fait voler en éclat les idées de guerre et paix. Mais cette distance qui sépare la bombe de son explosion, l’exploitation industrielle de la catastrophe est très relative : d’abord Hiroshima et Tchernobyl nous permettent de penser la réalité et la signification de la bombe atomique et de l’explosion nucléaire, ensuite les bombes ont été produites pour exploser et les industriels du nucléaire ne sont pas sans ignorer les risques que font courir déchets et exploitation de l’atome.

 

La fin du monde

Aux alentours de Tchernobyl, les hommes quittaient leurs maisons et leur disaient au revoir, libéraient leurs animaux domestiques qui étaient destinés à la mort. Certains sont revenus pour retrouver leur monde, leur mémoire, leur voisinage, mais le monde a quitté Tchernobyl et ils survivent dans la désolation et connaissent l’expérience extrême de l’absolue non-appartenance au monde. Ils trouvent une présence dans les animaux semi-sauvages qui survivent, dans la mémoire de l’ancien monde, dans l’existence de leurs maisons. Mais le monde n’a pas survécu, parce que tous les repères communs ont disparu, sont ici sans validité. La méfiance est généralisée, non pas tant entre les individus, dont la nuisance se réduirait au vol, dissuadé par les patrouilles de la milice, mais entre les hommes et tous les êtres (animaux, arbres, plantes, minéraux, objets, nourriture)[51]. De plus la contamination n’est pas passagère, elle est permanente et pour toujours (à l’échelle des vies humaines).

Dans le no man’s land nucléaire, les hommes ressentent la nostalgie du monde et recherchent sa présence dans les ruines de leur milieu de vie, dans la solidarité avec la vie mutilée de la nature. « Une chose extraordinaire m’est arrivée là-bas. Je me suis approché des animaux… Des arbres… Des oiseaux… Ils me sont plus proches qu’auparavant. La distance entre eux et moi s’est rétrécie. » (p.121) Le no man’s land n’est pas acceptable pour la conscience humaine sensible à la perte du monde. D’autant que la frontière qui sépare les grands contaminés et les autres, comme les simples contaminés et les autres n’est pas seulement celle entre la vie et la mort, mais entre le vivant et le mort-vivant, qu’elle détruit la solidarité naturelle et condamne les victimes à un isolement dont les précautions sanitaires soulignent le caractère total. Corps enterrés dans des cercueils de zinc, malades enfermés dans des bulles hermétiques, maisons enterrées. « Vous ne devez pas oublier que ce n’est plus votre mari, l’homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. » (p.22)

Le sentiment apparaît comme une résistance à la fin du monde, aux procédures sanitaires qui préservent le monde extérieur au prix d’une négation –  accompagnée de la dénégation de cette négation passée sous silence - du monde des victimes. « Je passe de la chambre dans le couloir… Et je me heurte aux murs, au canapé que je ne vois pas. Je dis à l’infirmière de garde : « Il est mourant. » Et elle me répond : « Qu’imaginais-tu ? Il a reçu mille six cents röntgens alors que la dose mortelle est de quatre cents. Tu côtoies un réacteur. » Tout à moi… Tout aimé… » (p.23)

La perception habituelle est bouleversée, parce que non simplement ce qui est mortel n’est pas visible ni palpable (ce qui est de l’ordre de la maladie ne l’est pas toujours non plus), mais parce que rien n’échappe à la contamination. On a affaire à une situation comparable à la banalité du mal définie par Arendt, qui consiste en ce que des hommes sans profondeur, sans réflexion ni haine soient entrés, par soumission à l’ordre hiérarchique, dans la voie du crime total. « L’environnement apparemment stable, inoffensif, la réalité soumise aux lois de la mécanique, qui habituellement rappellent l’ordre du monde, deviennent inquiétants, non pas parce qu’ils sont bouleversés mais parce qu’ils sont à la fois contaminés mais apparemment normaux.[52]

La lucidité rend la vie in-viv-able. « J’ai peur de vivre sur cette terre. On m’a donné un dosimètre, mais à quoi bon ? Je lave le linge, chez moi. Il est si blanc, mais le dosimètre sonne. Je prépare un gâteau, il sonne. Je fais le lit, il sonne. A quoi bon l’avoir ? » (p.149) Avec la contamination généralisée, l’inimaginable s’est produit, c’est la vie dans son fond qui devient l’objet de la méfiance.[53] Non pas tel aspect de l’existence, telle partie de la nature, telle dimension de la psychologie humaine, mais la vie en tant que telle, la vie et son environnement. La vie, c’est-à-dire ce qui est à la source même de toute action, pensée et sentiment.

Les victimes de la catastrophe en parlent comme ce qui dépasse tout ce qui est connu. Il s’agit de l’apocalypse, de la fin du monde, parce que les repères du monde commun disparaissent, parce que la contamination est totale, parce que tout devient radioactif, au contact des poussières radioactives. Rien n’échappe, de la même manière que sur le champ de bataille de la guerre totale. L’ensemble de l’être est la cible de la radioactivité. La vie humaine rejoint la nature, l’étrangèreté pénètre le monde, lequel devient pareil à un no man’s land.

Les pompiers qui furent en première ligne ont reçu de telles doses de radioactivité qu’ils deviennent eux-mêmes semblables à des réacteurs. De ce fait, ils sont exclus de l’humanité, non simplement la médecine ne peut rien pour eux, mais ils sont rongés de l’intérieur par un mal qui détruit leur unité corporelle. « Je lui ai soulevé le bras et l’os à bougé, car la chair s’en était détachée… Des morceaux de poumon, de foie lui sortaient de la bouche… Il s’étouffait avec ses propres organes internes… J’enroulais ma main dans une bande et la lui mettais dans la bouche pour en extraire ces choses… »[54] L’im-monde n’est pas seulement le mal-propre, il s’oppose, étymologiquement, au mundus, au kosmos, la parure qui sépare l’humain du naturel, qui impose un ordre au désordre, une apparence à l’être inhumain. Le naturel n’est, toutefois, pas séparable du monde humain, l’homme intègre au monde qu’il crée une partie de la nature, celle qu’il apprivoise, celle à laquelle il confère un sens. L’apocalypse nucléaire a révélé une rupture de l’homme avec la nature, dont il s’est séparé, se séparant, par là, de lui-même, en perdant le monde qui s’est enfui, ne pouvait survivre dans les conditions de la contamination.

L’apparence (humaine ou conféré au monde par l’humanité) disparaît révélant un être brut et brutalement étranger. « je sentais que quelque chose m’échappait. Et soudain, cela m’a frappé de plein fouet : il n’y avait pas d’odeurs ! Le verger était en fleurs, mais il ne sentait rien ! Plus tard, j’ai appris que l’organisme réagit aux fortes radiations en bloquant certains organes. (…) J’ai eu le sentiment que toute ce qui m’entourait était faux. Que je me trouvais au milieu d’un décor… Je suis encore incapable de comprendre tout à fait. Je n’ai rien lu de tel nulle part. »[55]

 

 

L’incomparable

Les victimes soulignent l’impossibilité de comparer le caractère général de la catastrophe à autre chose. « Quoi que nous pensions, quoi que nous fassions… Je me lève le matin, je bois du thé, je vais aux répétitions, je rencontre mes élèves… Et cela est suspendu au-dessus de moi. Comme un signe. Comme une question. Je ne peux comparer cela à rien. » (p.197) Il n’y a pas de comparaison possible, parce que la contamination n’épargne absolument rien, contrairement à la guerre par exemple, ou alors il faut parler d’une guerre plus totale que toute guerre totale. Elle n’autorise pas la distinction entre guerre et paix. La guerre ne sépare pas, ici, deux temps de paix.

Le temps même est bouleversé, parce qu’il n’y a plus d’horizon libéré de la contamination. « J’ai discuté avec un scientifique : « il y en a pour des milliers d’années, m’expliquait-il. La désintégration de l’uranium, il y en a pour un milliard d’années. Et pour le thorium, quatorze milliards. » Cinquante, cent, deux cents ans… Mais plus loin ? Plus loin, ma conscience ne saisit pas. Je ne comprends plus ce qu’est le temps. Et moi, dans tout ça ? » (p.130) Le présent de la contamination est pareil à un présent éternel, la « malédiction » ne passe pas, n’est pas atténuée par le temps. « « La génération de la guerre ? Mais elle était heureuse ! Ces gens avaient la victoire. (…) Ils n’avaient peur de rien. Ils voulaient vivre, étudier, faire des enfants… Et nous ? Nous avons peur de tout... Peur pour nos enfants… Pour les petits-enfants que nous n’avons pas encore. Ils ne sont pas encore nés et nous avons déjà peur. » (p.195)

 

L’avenir disparaît et, avec lui, la mort, gommant les différences de génération. La mort concerne autant les jeunes que les vieux. « Hier, j’ai pris le trolley. Un garçon n’a pas cédé sa place à un vieillard et celui-ci lui a reproché. – Qu’est-ce que tu diras quand tu seras vieux et qu’on ne te cédera pas la place ? – Je ne serai jamais vieux ! a répondu le gosse. » (p.196)

Inversant les préséances, la réalité est plus incompréhensible, plus effrayante que toutes les œuvres de l’imagination. « Il n’y a pas de roman de science-fiction sur Tchernobyl. La réalité est encore plus fantastique ! » (p.130)

Nietzsche critiquait le nihilisme, la haine de la vie qu’il voyait à l’œuvre dans la métaphysique, dans la philosophie, dans les religions monothéistes, dans les idéologies modernes du progrès, de la race, de l’Etat. Les arrière-mondes s’opposaient selon lui à l’immanence, à l’amor fati, à l’acceptation du destin, en sa difficulté (souffrance, finitude, mortalité, irréversibilité). Ici, il ne s’agit pas d’opposer transcendance et immanence, parce que c’est la vie immanente qui est elle-même privée de sa substance, de sa quotidienneté. C’est elle qui est devenue nihiliste, elle est porteuse de la mort, elle est une mort-vie. Il n’y a pas moyen d’échapper à ce nihilisme, il n’y pas de sur-homme en mesure de relever le défi de l’existence radioactive, il n’y a plus de distinction, les hommes sont à égalité, dans la contamination de leur être et dans la contamination générale de l’être. « Nous voulions nous cacher de l’atome comme des éclats d’obus. Mais il est partout… Dans le pain, dans le sel… Nous respirons la radiation, nous mangeons de la radiation… » (p.127)

 

 

 

Réflexions sur l’idéologie

 

Les victimes et témoins insistent sur le fait que l’expérience vécue (subie) est sans précédent, qu’elle n’est pas comparable et qu’aucun récit du passé, aucun témoignage, aucun film ne donne les moyens de comprendre l’événement. « Mes interlocuteurs m’ont souvent tenu des propos similaires : « Je ne peux pas trouver de mots pour dire ce que j’ai vu et vécu… Je n’ai lu rien de tel dans aucun livre et je ne l’ai pas vu au cinéma… Personne ne m’a jamais raconté des choses semblables à celles que j’ai vécues. »[56] L’expérience, la vie ne fournissent pas les moyens de faire face à la nouveauté radicale d’une expérience, d’une vie qui se défont radicalement. Il y a un saut, une rupture radicale auxquels la vie normale, d’avant la catastrophe - la vie tout court - ne peut pas préparer. Le propos est le même pour le camp. Ainsi, dans son récit du Ghetto, Karski dit-il : « Ce n’était pas un monde. Ce n’était pas l’Humanité. Je n’en étais pas. Je n’appartenais pas à cela. Je n’avais rien vu de tel. Personne n’avait écrit sur une pareille réalité. Je n’avais vu aucune pièce, aucun film ! »[57]

L’expérience traumatique de l’enfermement concentrationnaire, de la violence systématisée, de la disparition d’une ville ou de la campagne, de la contamination généralisée est sans précédent. Il n’est pas possible de « comprendre » cette nouveauté, c’est-à-dire de la rapporter à du déjà connu, mais seulement d’en éclairer les origines et la venue.

La bombe atomique et la catastrophe nucléaire sont les produits du progrès scientifique et technologique. Leur nouveauté n’a pas besoin d’être expliquée, d’un point de vue technique. En revanche, la nouveauté de l’état d’esprit auquel elles correspondent peut, de son côté, être mise en évidence. Les technologies modernes confèrent force (de frappe) et productivité (énergétique) sans précédent. Cette capacité technologique contribue à former une idéologie de la puissance qui assoie les idéologies existantes.

Le totalitarisme soviétique prétendait maîtriser le cours de l’évolution naturelle, bouleverser le climat sibérien (Lyssenko), faire plusieurs récoltes par an. L’idéologie trouve dans les réussites technologiques une confirmation prétendue à ses rêves de puissance. L’éclatement de la première bombe A soviétique (1949), l’envoi du premier satellite artificiel (Spoutnik, 1957) dans l’espace asseyaient le fantasme, tout comme le lancement de grands travaux (Belomorkanal) et de la collectivisation dans les années 30.

Tchernobyl a, sans doute, révélé l’incurie de la société soviétique, mais également sa sclérose, sa soumission à l’idéologie, même si elles n’étaient pas de même nature qu’à l’époque du stalinisme.[58] « J’appartiens à la génération de l’après-guerre et nous avons grandi dans la foi. (...) Nous avons obéi sans un murmure parce qu’il y avait la discipline du parti, parce que nous étions communistes. Je ne me souviens pas qu’un seul des employés de l’Institut ait refusé d’aller en mission dans la zone. Pas par peur d’être exclu du parti. Parce qu’ils croyaient. C’était la foi de vivre dans une société belle et juste. La foi que l’homme, chez nous, était la valeur suprême. » (p.165) L’idéologie l’emporte sur l’évidence, sur la peur, sur le simple mouvement de conservation de soi-même, elle soumet la société en l’empêchant de se rebeller. Les habitants de Pripiat, voisine de Tchernobyl, ne s’enfuirent pas massivement, mais regardèrent brûler la centrale. « L’instinct de préservation aurait dû prévaloir, mais, lors des réunions du parti et même dans des conservations privées, ils exprimaient leur indignation contre ces « écrivaillons » : « De quoi se mêlent-ils ? Ils laissent aller leur langue ! Il y a les ordres ! La subordination ! Et puis, qu’est-ce qu’il y comprend, celui-là ? Il n’est pas physicien. Il y a tout de même le Comité central ! Le secrétaire général ! » C’est à ce moment que j’ai réellement compris pour la première fois ce qu’avait été l’année 1937. Comment tout cela avait pu se passer... » (p.167)[59] 

A l’idéologie s’opposent les faits. « Je ne suis pas un homme de plume, je suis physicien. Voilà pourquoi je me bornerai à parler de faits. Pour Tchernobyl, il faudra bien répondre un jour... Le temps viendra où il faudra payer... Comme pour 1937. (...) Il faut préserver les faits... On les réclamera. » (p.211) Mais les faits signifiaient, ici comme ailleurs, la défaite de l’idéologie, ils ne pouvaient donc être qu’au service des ennemis du communisme, c’est pourquoi ils furent dissimulés systématiquement aux populations et aux liquidateurs. « Nous sommes dans un pays stalinien. Il est encore stalinien à ce jour... » (p.214)

« Nos livres, nos films parlent seulement de la pitié et de l’amour pour l’homme. Rien que pour l’homme ! Pas pour tout ce qui est vivant. Pas pour les animaux ou les plantes… Cet autre monde… Mais avec Tchernobyl, l’homme a levé la main sur tout… » (p.121) L’homme de l’idéologie a levé la main sur tout, parce qu’il croit pouvoir maîtriser le tout, tirer de la nature une puissance sans limites. Mais il ignore le tout, lequel échappe toujours au désir et au fantasme de puissance, parce qu’il n’est pas, lui-même, maîtrisable. La prudence qu’exigerait l’utilisation de techniques dangereuses et difficiles à garantir comme inoffensives n’est pas respectée. Le secret de nature technocratique qui entoure aujourd’hui la fission de l’atome est à la hauteur du fantasme de puissance qu’elle véhicule. N’est-elle pas présentée comme la seule solution viable à la pollution atmosphérique, comme une source d’énergie sans limites, sans alternative (au moins en France) et sans risques ou aux risques maîtrisés ?

La création des bombes atomiques américaines répondait, à l’origine, à l’inquiétude des scientifiques américains sur les risques d’une fabrication du côté allemand. Mais l’utilisation contre le Japon fut rejetée avec force par ces derniers. La décision du gouvernement Truman était motivée par des raisons militaires (emporter la victoire, préserver la vie des soldats américains), mais également géo-politiques. En précipitant la reddition japonaise, les Américains enlevaient aux Soviétiques toute raison de déployer leurs forces en Asie. De plus, la maîtrise de l’atome leur octroyait le privilège de se constituer en garant d’une paix universelle. « Nous devons nous constituer les gardiens de cette nouvelle force pour empêcher son emploi néfaste et afin de la diriger pour le bien de l’humanité », déclarait ainsi Truman le jour de la destruction de Nagasaki.[60]

La bombe atomique fut lancée au mépris des considérations humaines et des lois de la guerre. On détruisait la vie des civils, hommes, femmes, enfants, vieillards, indistinctement. On rasait une ville, sa géographie, son architecture, sa mémoire, ses vies, on condamnait des dizaines de milliers de personnes à la souffrance, aux conséquences des radiations. Mais c’était au nom de la paix qu’on le faisait ou prétendait le faire. En fait, l’arme atomique ouvrait une nouvelle ère où les stratégies de la puissance allaient l’emporter sur toute autre considération.

L’arme atomique, si elle constitue une arme difficilement utilisable sans conséquences incalculables, a, pourtant, enfermé les pays qui la possédaient dans un fantasme de puissance (au moins est-ce vrai pour les Américains et les Soviétiques, alors que les Français et les Anglais, moins engagés dans l’opposition idéologique, défendaient leur indépendance et leur place de grande puissance, plus qu’ils ne poursuivaient le fantasme de destruction totale faisant la preuve de leur puissance).[61]

La Seconde Guerre mondiale, opposant la liberté à la destruction totale de toute indépendance humaine, a conduit au triomphe d’une violence sans précédent. La liberté n’a pas abdiqué devant la servitude, mais elle l’a emporté en adoptant en partie des méthodes barbares. Le pilonnage des villes allemandes, par exemple, qui tua bien plus de civils que de militaires et qui souda plus les populations à Hitler qu’il ne les en éloigna. La bombe atomique est la plus barbare sans doute des méthodes de guerre. Son emploi ouvrait, d’ailleurs, une ère nouvelle, où la guerre n’était plus la guerre.[62]

 

Penser à l’échelle de l’humanité

 

Anders termine son analyse sur la bombe en écrivant ce qui suit : « si la bombe a eu un effet, c’est d’avoir mobilisé l’humanité pour le combat. Elle a réussi là où toutes les religions et toutes les philosophies, tous les empires avaient échoué. Elle a fait réellement de nous une humanité. Nous sommes tous concernés par ce qui peut tous nous toucher. C’est le ciel qui risque de nous tomber sur la tête. Nous sommes tous à la fois les morituri. Nous sommes tous impliqués dans ce nous autres mortels qui prend pour la première fois son sens plein. Ce n’est guère à notre honneur qu’il ait fallu la bombe pour cela. Mais oublions-le. Maintenant, nous sommes une humanité. Prouvons que nous pouvons l’être en étant vivants ; et espérons qu’un jour nous serons en mesure de ranger les peurs apocalyptiques de l’ère actuelle dans le placard des cauchemars révolus ».[63] Le rêve d’une humanité une n’est pas nouveau. On peut se demander si Anders ne cède pas, ici, à une illusion. Pourtant, il ne parle pas de manière positive. Si l’humanité est une, ce n’est pas qu’elle ait achevé son unité, mais qu’elle a, par l’intermédiaire de la bombe, pris conscience qu’elle appartenait à un même monde. La puissance de l’humanité est, en effet, devenue universelle, personne n’est plus à l’abri des retombées nucléaires. De même, la notion et l’inculpation de « crime contre l’humanité » montrent que c’est l’humanité en chaque homme qui a été attaquée par les crimes de génocide, par les persécutions à caractère racial, politique ou religieux et font apparaître, de ce fait, l’unité du genre humain, mais elles n’impliquent pas la disparition de l’inhumanité.

Contribuer à la conscience de l’unité de l’humanité, ce n’est pas céder à l’illusion que le droit international sera en mesure d’éradiquer les risques qui pèsent sur l’humanité, les crimes dont se rendent coupables les Etats ou les organisations politiques. Il ne s’agit pas d’une nouvelle utopie, au sens de ce qui est irréalisable. Pourtant, tout en renonçant au triomphalisme qui a animé les idéologies au XIXe et au XXe siècles et qui a empêché les progressistes de mesurer la violence qui couvait dans les peuples, il convient de mettre en évidence la transformation de la dimension des problèmes posés aux hommes. Il s’agit de penser à l’échelle de l’humanité et à la mesure de l’humanité.

Penser cette échelle et cette mesure, c’est prendre conscience de ce qui, dans l’histoire du siècle passé, a conduit aux grandes catastrophes, a fait de l’apocalypse une réalité empirique. Prendre conscience de la séparation totalitaire du Même et de l’Autre, dont les régimes démocratiques ne se sont pas toujours préservés. Prendre conscience du fantasme de la puissance sur les hommes et la nature ou d’une pax occidentala (americana). Cette pensée n’appartient pas au passé, non simplement parce que les crimes contre l’humanité n’ont pas disparu avec Nuremberg, parce que les bombes atomiques existent toujours, malgré la fin de la guerre froide et parce que la catastrophe nucléaire nous menace. Elle doit être une des tâches du présent, parce que l’apocalypse, la fin du monde, est toujours là, qui guette, sous des formes qui sont peut-être moins apparentes que celles que nous avons décrites, mais qui n’en sont pas moins réelles.

 

 

Ouverture : Penser le présent

 

A l’heure où une division nouvelle de l’humanité s’impose (inégalités entre les pays du Sud et ceux du Nord, exploitation de la main d’oeuvre des premiers par les seconds dont les consommateurs tirent bénéfice), il est nécessaire de penser à l’échelle et à la mesure de l’humanité. Aucun pays n’échappe aux soubresauts de l’économie planétaire. L’émigration économique apparaît comme une forme dérivée de l’idéal que vante l’idéologie néo-libérale (la mobilité, la flexibilité) et non comme une catastrophe qui fait perdre le monde à ceux qu’elle jette sur les voies de la clandestinité. La consommation-consumation du monde et de la nature, par des populations partagées entre indigestion et frustration, cynisme et désillusion impuissante, nous rend étrangers à nous-mêmes et aux autres. Arendt écrivait, en 1943, au sujet des Juifs européens : « Les réfugiés allant de pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité. »[64] Les immigrés clandestins, sans-papiers, errant dans l’espace de Schengen, ne sont-ils pas l’avant-garde de tous les peuples du monde, écrasés par la contre-révolution néo-libérale, indifférente aux conditions de travail, à la vie de famille, à la préservation des habitats, soucieuse seulement de productivité, de rentabilité, de satisfaction d’actionnaires désengagés du processus du travail (quand ils ne sont pas de petits porteurs schizophrènes ou des fonds de pension qui pressurent les travailleurs dans l’intérêt des retraités) ? Ne faudrait-il pas penser les nouvelles catastrophes qui menacent, qui, pour les populations concernées, sont déjà des pertes du monde ? Les victimes de Tchernobyl, celles de Bopal ou de Toulouse ne sont-elles pas, pareillement, l’avant-garde des peuples, qui demain seront peut-être soumis à des quotas en eau et en énergie, alors que les entreprises auront le droit, elles, moyennant finances, de polluer et de produire ?

L’humanité est une pour le pire, mais peut-elle le devenir pour le meilleur ? Sans doute faut-il renoncer aux illusions progressistes de l’absolu. Mais, plus que jamais, il est nécessaire de prendre conscience du sens de l’unité de l’humanité. De lieu commun, elle pourrait devenir le principe d’une action nouvelle, fondée sur l’inquiétude, mais qui ne renoncerait pas à l’utopie, non pas l’absolu, mais la conformité aux exigences du temps présent. La nature est fragile, l’homme a des racines, le sens de l’existence est irréductible à la consommation, la lutte pour la sécurité doit se situer sur le terrain des inégalités, la liberté ne s’accomplit pas dans la satisfaction immédiate du désir (satisfaction qui précède le plus souvent le désir lui-même), elle implique une éducation à la temporalité, aux limites, aux médiations. Une pensée à l’échelle et à la mesure de l’humanité, c’est celle qui, s’appuyant sur l’enseignement du passé, sait reconnaître la source des catastrophes à venir.

 

© Florent Bussy



[1] Nous aurions pu élargir cette réflexion à d’autres expériences extrêmes, comme la torture, qui sont également de nature apocalyptique. Ainsi Jean Améry, victime du nazisme, éprouvé pour toujours par la torture, écrit-il : « ce dont je suis certain, c’est qu’avec le premier coup qui s’abat sur lui, [celui qui est roué de coups] est dépossédé de ce que nous appellerons provisoirement la confiance dans le monde. » (Par-delà le crime et le châtiment, Essai pour surmonter l’insurmontable, trad. F. Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995, p.61)

[2] Max Horkheimer, Theodor W.Adorno, La dialectique de la Raison, fragments philosophiques (1944), trad. É. Kaufholz, p.24. Les auteurs entendent par Raison l’Aufklärung, la pensée en progrès, la philosophie du progrès de la raison par opposition à l’irrationalisme, source d’obscurantisme.

[3] Christian Godin, La Totalité : Prologue « Pour une philosophie de la totalité », Seyssel, Editions Champ Vallon, 1997, p.42-69.

[4] On connaît la manière dont les rédactions françaises ont couvert l’événement : des vents soufflant du nord au sud et du sud au nord auraient fait un barrage naturel à la diffusion des poussières radioactives chariées par les vents sur le territoire français. Certes les courants d’air jouent un rôle important dans la diffusion de la radioactivité, mais « les substances gazeuses et volatiles projetées à grande altitude connurent une diffusion globale : le 2 mai, elles furent enregistrées au Japon ; le 4, en Chine ; le 5, en Inde, les 5 et 6 mai, aux Etats-Unis et au Canada. En moins d’une semaine, Tchernobyl devint un problème pour le monde entier…. » (Svetlana Alexievitch, La supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, trad. G. Ackerman et P.Lorrain, Paris, Jean-Claude Lattès, 1998, reprise J’ai lu, 1999, p.9)

[5] T. Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil, 1994, coll. Points, p.306.

[6] Hannah Arendt, Le système totalitaire, trad. J.-L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, Paris, Editions du Seuil, 1972, coll. Points Essais, p.171.

[7] Idem, p.173.

[8] David Rousset, L’univers concentrationnaire, Paris, Editions de Minuit, 1965, reprise Hachette, coll. Pluriel, 2001, p.181.

[9] Primo Levi, Si c’est un homme, trad. M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987, reprise Presse Pocket, 1990, p.22.

[10] Hannah Arendt, op. cit., p.166.

[11] Idem, p.190.

[12] George Orwell, Recension : Russia under Soviet Rule de N.de Basily, New English Weekly, 12/01/1939, in Essais, articles et lettres, volume 1 (1920-1940), trad. A. Krief - M. Pétris- J. Semprun, Paris, Editions Ivrea-Editions de l’Encyclopédie des nuisances, 1995, p.477-478.

[13] Orwell a décrit, de la manière la plus admirable, la soumission de l’espace, privé comme public, à la surveillance, laquelle engendre rapidement la surveillance de chacun par lui-même et sa participation à la marche de la société totalitaire. « Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. (...) On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu. » (George Orwell, 1984, trad. Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, 1950, reprise coll. Folio, 1972, p.13)

[14] H. Arendt, p.173-174. Arendt souligne qu’il ne s’agit même pas de réduire l’homme à son animalité, parce que le chien de Pavlov, qui serait le modèle de cette réduction, n’est pas lui-même un animal naturel, mais dénaturé, transformé artificiellement en une mécanique, réglé pour manger non pas par faim mais par réflexe conditionné au moment où retentit la cloche de l’expérimentateur.

[15] « La lutte était terminée. il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother. » (G.Orwell, 1984, op. cit., p.417)

[16] H. Arendt, op. cit., p.226.

[17] « La pensée ne peut ni justifier ni détruire le sentiment du réel que fournit le sixième sens qu’on nomme en français, pour cette raison peut-être, bon sens ; quand la pensée se met en retrait du monde des phénomènes, elle s’écarte de ce qui relève des sens et, par conséquent, du sentiment du réel qu’apporte le sens commun. » (H. Arendt, La Vie de l’esprit, volume 1 La Pensée, trad. L. Lotringer, Paris, PUF, 5e éd. 2000, coll. Philosophie d’aujourd’hui, p.69.)

[18] Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p.32.

[19] Claude Lanzmann, Shoah, Paris, Fayard, 1985, reprise Gallimard, 1997, coll. Folio, p.224.

[20] Idem, p.33.

[21] Ibidem.

[22] Idem, p.250.

[23] Cité par L. Poliakov, Auschwitz, Paris, Julliard, 1964, coll. archives, p.17.

[24] G. Orwell, 1984, op. cit., p.71.

[25] Idem, p.365.

[26] « Ils se posaient (...) ces deux systèmes sur une hubris de la volonté. Dans les deux cas, il me semble qu’on croyait pouvoir soumettre la réalité à la volonté transformatrice des hommes, et dans les deux cas le mal, l’obstacle, l’adversité étaient toujours imputés à l’adversaire : il n’y avait nulle limite objective à l’action, la limite procédait toujours de l’ennemi dans ce monde réduit à l’affrontement de deux forces, et c’est au nom de cette guerre ontologique que l’on remplissait les camps de concentration. » (Alain Finkielkraut, Réflexions sur le XXe siècle, avec E. Hobsbawm et K. Pomian, Genève, éditions du Tricorne, 2001, coll. Répliques, p.37)

[27] H.Arendt, « Les techniques de la science sociale et l’étude des camps de concentration », in Les origines du totalitarisme-Eichmann à Jérusalem,édition de P. Bouretz, Paris, Gallimard, 2002, coll. Quarto,p.856.

[28] On peut remarquer, cependant, à la suite d’Anders que les essais nucléaires sont plus que des essais, parce qu’ils n’existent pas, pour les bombes nucléaires, de conditions de laboratoire. Au mieux, les bombes explosent en profondeur et ne tuent personne directement. La contamination est, elle, en revanche, inévitable. Günther Anders, De la bombe et de notre aveuglement face à l’apocalypse, trad. P. Charbonneau, Eguilles, Titanic, 1995, p.41-43. Ce texte est un extrait de L’obsolescence de l’homme, Paris, L'Encyclopédie des nuisances, 2002, livre central sur la question de la bombe atomique.

[29] Ce crime moral est, de ce fait, aussi un crime de lâcheté.

[30] Denis de Rougemont, Lettres sur la bombe atomique, Paris, Editions de La Différence, 1991, p.114.

[31] Günther Anders, op. cit., p.13.

[32] Idem, p.59.

[33] Ibid., p.51.

[34] p.55.

[35] p.81-82. 

[36] p.79-80. La « médiatisation » signifie, ici, que ce n’est pas l’individu qui choisit, mais que sa volonté est déterminée par le supérieur hiérarchique et que son action est à la fois une passivité. Ni simplement agissant ni simplement agi, l’individu doit prendre des décisions, est engagé, mais il a mis entre parenthèses tout ce qui est extérieur à sa relation à l’autorité, le sens commun, la conscience morale, l’imagination. Robert Merle, reconstruisant la vie de Rudolf Hoess, commandant du camp d’Auschwitz, lui fait ainsi dire, au moment où sa femme découvre la vérité : « Je ne peux désobéir à un ordre. Comprends donc ça ! Ca m’est physiquement impossible. » (La mort est mon métier, Paris, Gallimard, 1972, coll.Folio, p.345)

[37] G. Anders, p.87.

[38] p.56.

[39] Peter Diener, Le journal d’une folle, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2001, p.88-89.

[40] Günther Anders, Nous, fils d’Eichmann, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Rivages, 1999, p.53.

[41] D. de Rougemont, op. cit., p.58.

[42] Idem, p.26.

[43] Ibid., p.46.

[44] Comment ne pas penser ici, mutatis mutandis, à la politique sécuritaire qui, depuis la doctrine de la tolérance zéro new yorkaise, a été adoptée par un très grand nombre de responsables politiques de par le monde ? Elle fait planer le spectre de la violence, s’appuie sur et entretient la crainte, la fait entrer dans les cerveaux et dans les corps (santé, sexualité, consommation, automobile, délinquance).

[45] G. Anders, De la bombe, p.28.

[46] Idem, p.37.

[47] Karl Jaspers, La bombe atomique et l’avenir de l’homme, trad. E. Saget, Paris, Buchet/Chastel, 1963, p.298.

[48] H. Arendt, Le système totalitaire, op. cit., p.192. Comment parler d’action, quand l’alternative du bien et du mal disparaît et que des choix contraires conduisent au même résultat ? Ainsi de l’exemple de cette mère grecque « que les nazis laissèrent libre de choisir parmi ses trois enfants lequel devait être tué ». (p.192)

[49] Svetlana Alexievitch, op. cit., p.140-145

[50] Idem, p.182.

[51] « Nous mesurions le saucisson, des œufs : c’étaient des déchets radioactifs. » (Ibid., p.164) Les citations de ce texte seront faites dans le corps du texte.

[52] « La radiation, on ne la voit pas, on ne l’entend pas. Ce sont des inventions des scientifiques ! » Les choses ont repris leur cours : les labours, les semailles, la récolte… L’impensable s’est produit : les gens se sont mis à vivre comme avant. »  (p.126)

[53] « Nous avons inconsciemment peur de nos sensations. » (p.126)

[54] S. Alexievitch, op. cit., p.25.

[55] Idem, p.115.

[56] S. Alexievitch, op. cit., p.31.

[57] C. Lanzmann, op. cit., p.255.

[58] Malheureusement, on peut se demander ce qui se passerait si une centrale explosait dans les pays occidentaux, lorsque l’on voit le secret qui entoure l’organisation des essais nucléaires Le secret dépasse, en effet, largement les impératifs militaires, puisque les populations voisines en ont subi les conséquences et que les plaintes déposées ont porté sur le terrain public ce que le pouvoir politique ne peut endosser en termes de responsabilité, sans reconnaître que la vie et la santé de ses citoyens, de ses militaires ont été sacrifiées à des intérêts de puissance.

[59] 1937 fait référence à la grande purge stalinienne, dans les rangs du PCUS, où périrent plusieurs centaines de milliers de communistes.

[60] Cité par Samy Cohen, La bombe atomique, la stratégie de l’épouvante, Paris, Gallimard, 1995, coll. Découvertes, p.49.

[61] « Si vous êtes croyant, dites-vous que cette bombe est un défi lancé par l’homme à Dieu. Défi dont le message est on ne peut plus clair : Nous avons désormais le pouvoir de détruire tout ce que Vous avez créé. » (Arundhati Roy, « La fin de l’imagination » (1999), in L’écrivain-militant, trad. C .Demanuelli, Paris, Gallimard, 2003, coll. Folio documents, p.47-48)

[62] La liberté, dont le camp des Alliés était porteur, était déjà elle-même menacée ou pervertie par l’appartenance de l’Union Soviétique stalinienne à l’alliance. On avait rapidement passé l’éponge sur le pacte germano-soviétique et le partage de la Pologne. Certes, les stratégies militaires dominaient et les Soviétiques ont payé le plus lourd tribut à la lutte contre le nazisme. Mais l’idée que « la fin justifie les moyens » faisait qu’on n’était pas regardant sur les conditions de la victoire.

[63] G. Anders, De la bombe, p.108-109.

[64] H.Arendt, « Nous autres réfugiés », in La tradition cachée, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgois, 1993, coll. Choix-Essais, p.75-76.

 

 

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