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Philosophie, écologie, politique. Florent Bussy, Professeur de philosophie.
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18 octobre 2014

Les Zindigné(e)s n° 16 article sur l'automobile

Zindigné(e)s16-1 001Parution : 28 juillet 2014 Les Z'indigné(e)s n° 16 http://golias-editions.fr/article5250.html

2,50 e en format numérique ou 5 e en format papier.

L'automobile, fantasme ou liberté ?

Florent Bussy, Philosophe

Il semble que tout ait été dit sur l'automobile. Grand Satan pour les écologistes, elle concentre leurs critiques, parce qu'elle est symbole de l'individualisme, de l'insouciance, du gaspillage qui dominent nos sociétés modernes et des impasses dans lesquelles elles sont engagées. Il est difficile d'échapper au rejet moralisateur d'un instrument, qui certes alimente nos rêves et nous soumet à des illusions, mais qui est, pour le plus grand nombre, simplement indispensable à une vie de qualité, pour le travail comme pour les loisirs. Nous proposons ici une critique tout autre, qui renonce au moralisme et dégage les ressorts psychologiques et politiques de l'omni-présence de la voiture. Seule en effet cette compréhension permet de faire apparaître ce qui, dans l'automobile, produit une dépendance et peut ainsi contribuer à nous en libérer, d'une manière progressive et pragmatique.

Historiquement, l'automobile est l'un des premiers objets de consommation courante qui se soit imposé par étapes dans toutes les couches de la société et sur tous les continents. Elle fait du déplacement, sur des distances autrefois impossibles à parcourir facilement, un fait banal, quotidien (trajet domicile-maison) ou non (week-end, vacances). Elle a transformé notre rapport à l'espace, au temps, aux autres. Elle s'inscrit dans les mutations modernes de la société : individualisme, société de consommation, dévalorisation de l'ancien et de la durée.

L'automobile a d'abord été un objet aristocratique, fabriqué à la main et en petites séries. Les premiers conducteurs parcouraient les campagnes d'Europe au volant de ce qui était pour l'époque des bolides, sur des routes qui ne leur étaient pas destinées. Mais rapidement, les véhicules ont été produits selon le principe du montage à la chaîne, en très grandes séries, dans les ateliers Ford. Le constructeur doubla en parallèle le salaire de ses employés (« Five dollars a day »), leur permettant d'acquérir les Ford T qu'ils produisaient. Après la « Fée électricité », l'automobile a fait entrer le progrès dans les foyers ... et dans les rues. Dans les années 1910, certains groupes de cambrioleurs et autres criminels se déplaçaient en voiture, quand la police montait à cheval et était encore équipée de sabres.

Aujourd'hui totalement intégrée à l'environnement naturel et urbain, qu'elle a profondément modifié, l'automobile est le symbole de la liberté, de la modernité, de la puissance, mais aussi de l'égalité, parce que si des franges de la population en restent exclues, dans nos sociétés comme dans de nombreux pays du monde, elle a contribué à réduire l'écart entre les riches et les pauvres, les différences de marques présentes sur la route étant plus de degré que de nature. Il est donc non seulement irréaliste, mais contre-productif de simplement critiquer et de tourner en dérision la généralisation de l'automobile, sous la figure du « beauf » qui vient remplir « le coffre arrière de sa 504 Peugeot, de monceaux de bidoche » (Renaud, Banlieue rouge). Il convient au contraire de mener une « critique de la raison automobile », qui ne soit pas une critique morale, abstraite, décalée par rapport à la généralisation de la « civilisation automobile », mais qui mette en évidence la manière dont la voiture s'est imposée et nous a transformés et permette ainsi d'en montrer les impasses et les illusions, sans en ignorer en parallèle les bénéfices.

Nous avons, grâce à l'automobile, fait de la distance une limite franchissable, nous avons soumis l'espace à la route, c'est-à-dire une voie droite, lisse et libre de tout obstacle, nous avons perfectionné, simplifié, banalisé le transport et le voyage. On emploie aujourd'hui sa voiture comme on se lève le matin ou se couche le soir, c'est un acte totalement quotidien. La liberté acquise est extraordinaire, c'est pourquoi de nombreux combats politiques contre les discriminations ont consisté à obtenir le droit de conduire et à posséder une automobile.

Mais ce bénéfice reconnu, qui est au cœur de l'American Way of Life et dont le symbole tragique est le personnage joué par James Dean dans La fureur de vivre  autant que la vie de l'acteur, il convient de montrer que la généralisation dans les politiques publiques de transports, pour des raisons économiques, à partir des années 60 en Europe, du modèle de l'automobile individuelle,  a conduit à faire du « plus loin, plus vite » un principe indiscutable et à dévaloriser les autres modes de déplacement. Que cela nous condamne aujourd'hui à une impasse écologique et sociale, puisque, outre l'effet de serre à laquelle l'automobile contribue largement, il est difficile de revenir en arrière et de limiter l'usage de la voiture, si ce n'est dans certaines zones urbaines. Les transports en commun restent souvent boudés, quand ils existent.

L'automobile et la vitesse qu'elle permet et banalise participent du consumérisme qui nous étreint. La télévision, puis l'aviation civile et internet ont prolongé cette logique. Au point de nous rendre insupportables toute cessation d'activité, comprise comme « temps mort », tout repos, jusqu'à l'alternance du jour et de la nuit. Au « plus loin, plus vite », s'est ajouté le « sans interruption ». La télévision a des programmes de la nuit, les achats sur internet se font sans pause nocturne ni du week-end. Les élites converties à la mondialisation économique ont promu un modèle qui s'est imposé dans les médias et dont l'automobile demeure le fer de lance : lever toutes les séparations comprises comme conservatrices, tourner en dérision les lieux de vie commune comme autant d'esprits de clocher. Christopher Lasch a parlé d'une « révolte des élites » contre tout présence dans un lieu et y a vu un rejet anti-démocratique des traditions populaires : « Les nouvelles élites sociales ne se sentent chez elles qu'en transit, sur le chemin d'une conférence de haut niveau, de l'inauguration de gala d'un nouveau magasin franchisé, de l'ouverture d'un festival international de cinéma, ou d'une station touristique encore vierge. Leur vision du monde est essentiellement celle d'un touriste ­– perspective qui a peu de chances d'encourager un amour passionné pour la démocratie. »[1]

Il est inconcevable aujourd'hui de faire disparaître complètement l'automobile, malgré la pénurie d'énergie qui menace à moyen terme, et de priver chacun du droit au déplacement qu'il a acquis. L'ensemble de l'économie est aujourd'hui fondé sur les échanges et, ne serait-ce qu'au niveau régional, le travail nécessite des déplacements importants depuis les lieux de vie. Pourtant, le modèle de l'automobile pour tous est une impasse et, déjà, la production de voitures neuves est retombée en 2014 au niveau des années 60. Il convient donc de montrer quelles sont les alternatives à la voiture et pour ce faire de stimuler le désir de se libérer de ce qui, en elle, est aujourd'hui contre-productif.

L'automobile est fantasmatique, parce qu'elle nous présente une image de la condition humaine libérée de nombreuses limites qui entachaient le passé, sans qu'elle puisse tenir toutes ses promesses, parce qu'elle rencontre aujourd'hui des limites qu'il paraît improbable de pouvoir franchir. Son usage sera toujours plus coûteux, elle engendre des problèmes de santé publique, elle exige toujours plus d'espace, des routes plus sûres et plus rapides, en une inflation que rien ne semble pouvoir arrêter. Mais elle a apporté de nouvelles libertés, qui ont permis de réduire certaines des aliénations présentes dans les sociétés humaines. C'est pourquoi imaginer des alternatives suppose de ne pas renoncer aux bénéfices de l'automobile, mais de montrer l'intérêt de revaloriser d'autres modes de déplacement, la lenteur, la convivialité et la contemplation. Nous avons tout à gagner à des centres-villes piétonniers, des zones de tranquillité où la voiture serait seulement tolérée pour des usages courts, à retrouver le goût du calme, à être à l'écoute de notre corps, plutôt que toujours l'enfermer dans une carrosserie qui nous rend aveugles et sourds à notre environnement et aux autres. La voiture ne pourra pas de sitôt être abandonnée. Il n'est même pas sûr qu'il s'agisse là d'un objectif souhaitable. Mais il convient de lui donner une place juste, de ne pas être envahi par elle au point d'en être esclave (addiction, accidentalité, souffrances diverses occasionnées), autrement dit d'en reprendre le contrôle, au nom de l'intelligence collective dont la démocratie est synonyme.

 

[1] Christopher Lasch, La révolte des élites, trad. Ch. Fournier, Castelnau-le-Lez, Climats, 1996, p. 18.

Zindigné(e)s16-2 001

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