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Philosophie, écologie, politique. Florent Bussy, Professeur de philosophie.
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26 octobre 2014

café philo Réussir

 Réussir

(Mercredi 24 novembre 1999)

 

 

Le verbe « réussir » porte en lui une ambiguïté qui peut servir de point de départ à notre réflexion. En effet on peut dire aussi bien « réussir quelque chose », « réussir à faire quelque chose » que « réussir » tout court. « Réussir » peut donc aussi bien être transitif qu’intransitif, et il n’a pas exactement le même sens dans les deux cas.

En effet, je peux réussir un examen, mais si mon locuteur sait de quoi je parle je peux dire simplement que « j’ai réussi ». Le verbe intransitif serait donc un simple raccourci en situation du verbe transitif (« réussir à » ou « réussir quelque chose »).

Pourtant on dit « réussir » sans que le verbe renvoie à une situation particulière connue des interlocuteurs, ni même,ce qui est plus important, à aucune situation.

On peut l’expliquer pour deux raisons, d’abord parce que la réussite est en quelque sorte indépendante de son objet, ensuite parce que ce que veut dire vraiment réussir renvoie à un objet plus large que tout objet particulier, à la vie.

 

Réussite et joie

Il y a quelque chose de plus dans le succès d’une entreprise que dans le projet de départ. Réussir semble comme indépendant de son objet, en raison d’une jubilation intérieure, d’une surcharge affective de la réussite. Dès lors réussir, bien loin de s’épuiser dans ce qui est réussi, se constitue comme un acte dans lequel on trouve l’occasion d’une joie intense.

Non simplement joie de l’obstacle dépassé, de la maîtrise atteinte, mais joie pure de l’acte qui semble s’être fait bénédiction. Comme si, en agissant, nous avions rencontré un heureux hasard, comme si s’était dévoilée une harmonie possible et insoupçonnée entre notre volonté et le cours du monde, promesse de possibilités à venir. La moindre réussite peut éclairer ce qui en soi paraît obscur, inconnu, voire hostile. Ainsi on appelle « réussite » un jeu de cartes solitaire rapide où le succès est fréquent et le hasard déterminant. Le plaisir et le frisson de l’espérance augmentent à chaque carte retournée.

L’enfant enthousiaste à la rencontre du succès court vers ses parents pour leur conter la nouvelle, ne prenant pas toujours le temps de dire ce qui est réussi. Que le monde neuf pour lui, et donc étrange,étranger, voire effrayant, puisse aussi lui accorder une place, voilà qui est étonnant et enthousiasmant. La réussite vit donc de sa propre vie, un instant à l’abri des déconvenues, des demi-mesures, du réalisme. Elle nous révèle des possibilités.

 

Réussite et liberté

La joie de réussir peut être comprise en référence à la dignité de l’homme, dignité d’être l’artisan d’une vie qui ne soit pas qu’un échec, un chemin de croix ou une souffrance mais une œuvre personnelle, éclairée de ses succès relatifs qui nous conduisent à nous dire que, quand même, la vie vaut la peine d’être vécue, que nous ne sommes pas de tristes pantins dirigés par on ne sait quel funeste destin, mais des hommes libres, capables de prendre leur existence en mains.

« Réussir », c’est ce qui nous révélerait à nous-mêmes nos possibilités. Celui pour qui tout (sans exception) raterait finirait par croire qu’il n’y a rien à faire, et que la liberté n’est qu’une illusion. D’où la difficulté à vivre de tous ceux qui n’ont pas reçu dans leur enfance les encouragements à agir, dont les parents n’ont pas vécu les réussites comme les leurs, mais les ont dédaignées. On n’a envie de vivre que parce que la vie semble possible et non pas vouée à l’échec, la souffrance, le martyre. Alors, malgré tous les échecs, il demeure encore des possibilités, « réussir » a encore du sens pour nous.

« Réussir » n’est pas simplement « avoir de la réussite ». En effet, dans les deux cas, les conditions du succès ne sont pas les mêmes, d’un côté c’est nous qui en sommes la cause, et cela même si les circonstances sont favorables, parce que nous avons su en faire usage, de l’autre, c’est quelque chose d’extérieur à nous, si bien que la réussite peut paraître usurpée et être vécue comme telle.

« Réussir » (c’est-à-dire réussir vraiment), c’est ce qui résulte d’une mise en œuvre de toutes nos facultés, c’est pourquoi il s’agit d’un moment de grâce, de liberté, de pouvoir. C’est en effet bien nous qui réussissons.

Le verbe « réussir » peut ainsi avoir en nous d’étranges résonances, du souvenir de la fierté enfantine de l’action couronnée de succès jusqu’au contentement de la réussite professionnelle, familiale ou personnelle. Comme si à l’écoute de ce mot, c’était notre vie qui se présentait à nous dans son entier, depuis ses débuts jusqu’au présent et même notre avenir.

 

Si le verbe « réussir » sonne par lui-même étrangement à nos oreilles (ce qui justifie qu’on en fasse l’objet d’une réflexion qui ne soit pas simplement sémantique), c’est qu’il a le pouvoir étrange de signifier sans contexte, sans être forcément inscrit dans une phrase. Parce qu’il renvoie à ce qui englobe chacune de nos actions et pensées, notre vie.

 En même temps notre réussite n’est jamais ni simple ni immédiate, elle n’est pas à l’abri des contestations, et doit aussi se justifier. « L’enfer c’est les autres » dit ainsi Sartre dans Huis clos, les autres empêchent notre réussite, la rendent problématique en l’ignorant ou la contestant, en nous renvoyant une version différente mais toujours possible de nos actes. « Réussir » ouvre à la fois à la liberté et à la polémique (® différence, reconnaissance).

 

« Réussir » et reconnaissance

 Notre enthousiasme n’est pas forcément partagé par tous, et peut même être désavoué par les autres, « réussir » ne nous met pas à l’abri du scepticisme extérieur. Toute réussite véritable sera capable au moins en droit de se justifier devant les autres. En effet on n’est pas seul à « réussir », quand nous « réussissons » l’approbation de l’autre nous accompagne. Autrement notre réussite paraît n’avoir aucune vérité. Et pour qu’il y ait vérité, il faut une communauté.

Mais que veut dire alors « réussir » ? Est-ce se soumettre au point de vue de l’autre, ou à des règles reconnues ? Après tout on dit bien « réussir dans la vie », la vie sociale, économique, politique ou familiale. Mais on sait bien que la vie n’est pas notre vie, et que « réussir dans la vie » ne suffit pas forcément à « réussir sa vie ». Nous ne coïncidons pas simplement avec une éventuelle réussite sociale, qui peut aussi signifier un échec personnel, amoureux, créatif, intellectuel. Il n’y a pas de recettes pour réussir, sinon les injonctions du conformisme qui font de nous une copie conforme d’un modèle. En effet le possessif dans « réussir sa vie » indique que notre réussite n’appartiendra à personne d’autre et ne ressemblera à nulle autre, et que personne d’autre n’en sera l’artisan. (® responsabilité)

 

« Réussir » et responsabilité

« Réussir » ou « rater » nous renvoient à nous-mêmes, sans distance. C’est pourquoi nous pouvons en tirer une immense fierté ou être inconsolables. Personne n’a fait notre vie à notre place.

Mais le jugement de la réussite dépend aussi de nous.C’est ce qui peut d’un côté permettre à chacun d’échapper au carcan de la « réussite » social et de chercher sa propre voie, et de l’autre sauver les criminels et condamner les perfectionnistes.

La culpabilité et l’innocence, le fait de vivre sans souci pour le bien et le mal, sont deux voies extrêmes, l’une est un drame, l’autre un jeu. Mais celui à qui tout réussit par absence de scrupules, celui-là vivra un « réussir » qui s’achèvera par la solitude et la mort, un « réussir » tout relatif donc, balayé par le temps et l’oubli.

« Réussir » c’est ce qui dit le fait que les hommes ont une histoire, qu’il y a quelque chose à chercher et à attendre, que la reconnaissance de l’autre est possible.

« Réussir » n’a finalement de sens que pour celui qui s’est demandé comment on peut « rater », « manquer sa vie ». Se demander ce que veut dire « réussir », c’est l’acte d’un homme libre. C’est ce qu’on se propose ce soir.

 

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Bibliographie

Epictète, Manuel

Machiavel, Le Prince, ch.25

Sartre, Huis clos

Sartre, L’existentialisme

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