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Philosophie, écologie, politique. Florent Bussy, Professeur de philosophie.
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1 novembre 2014

Café philo, « Nous avons tous été enfants avant que d’être hommes. »

 

« Nous avons tous été enfants avant que d’être hommes. »

Café philo

Mercredi 9 Mai 2001

Quel jugement ?

Cette phrase est tirée du Discours de la méthode (1637) de Descartes, seconde partie.

« Je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle. »

 

Ce jugement qui relève en apparence de la simple évidence est l’expression d’une méfiance du philosophe, de la pensée à l’égard de l’enfance. En effet si nous étions nés adultes, c’est-à-dire pourvus immédiatement d’une raison capable de s’appliquer aux sujets qu’elle est amenée à rencontrer, si nous ne connaissions pas les appétits de l’enfance qui seront la source des passions adultes, lesquelles relèvent en grande partie de souvenirs, notre jugement aurait plus de chance d’être bien formé. En effet dans les premières années de notre vie où « notre âme est si étroitement liée au corps » (Principes, I, 71), nous ne jugeons des objets que par la vivacité des impressions qu’ils font sur nous. Nous étions incapables de juger raisonnablement, pourtant nos jugements d’alors continuent de nous influencer. « Nous n’en avons pas plus douté que s’ils eussent été des notions communes. » De la même manière l’influence des précepteurs peut être très pernicieuse, dans la mesure où ils nous inculquent des règles qui peuvent très bien être déraisonnables. Mais l’enfant n’est pas capable de résister.

Nous rencontrons une certaine représentation de l’enfance comme défaut, comme obstacle à la rationalité. En ce sens, celui qui naîtrait déjà homme aurait toutes les chances d’être le plus sage de tous les hommes. Et celui qui serait éduqué par un homme sage, qui verrait réprimer en lui ses tendances naturelles à la précipitation, qui ne s’arrêterait pas aux premières ou aux plus fortes impressions de la sensibilité, celui-là apprendrait immédiatement à juger d’une manière droite.

 

Enfance et humanité

Mais cette représentation de l’enfance dépend de la représentation que Descartes se fait de l’homme, être raisonnable dont le jugement est faussé par les préjugés (« La raison est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes. » Discours de la méthode, Première partie). Parler de l’enfance, c’est toujours dire comment on se représente l’homme. Si la formule cartésienne relève de l’évidence, c’est non simplement parce que tout adulte a d’abord été enfant, mais c’est surtout parce qu’on admet que parler de l’enfance c’est concevoir ce en quoi l’enfance contribue à former l’humanité.

Ici et pendant une grande partie de l’histoire occidentale, l’enfant, c’est le pas-encore-homme, et même l’âge de tous les dangers pour l’advenir-homme, c’est l’infans, selon l’étymologie latine, celui qui ne parle pas, ici celui qui est privé du jugement droit, de l’usage développé de la raison.

Le premier lieu du débat peut donc être le suivant. En quoi l’enfance contribue-t-elle à l’humanité de l’homme ?

En ce sens il convient d’interroger le rapport que l’enfant entretient avec son existence et avec son milieu et le comparer à celui de l’adulte.

 

Education et humanité

Une rupture a été ainsi instaurée par la découverte que l’enfant entretient un certain rapport avec la nature qui n’est pas forcément négatif comme dans l’interprétation cartésienne. Rousseau montre ainsi dans Emile(1762) que l’enfant fait l’expérience progressive de différents sentiments naturels (différentes passions, curiosité, pitié, amitié, amour), et que sa raison ne pouvant s’éveiller que selon des étapes précises, il ne faut pas vouloir l’éduquer d’une manière trop brutalement intellectuelle. Ainsi exclut-il de l’éducation du jeune enfant toutes les questions religieuses inaccessibles à sa jeune faculté de juger, au profit des plaisirs variés du jeux, du rire, des chansons et des exercices physiques. Les éducateurs ont voulu obtenir de « jeunes docteurs » et n’ont obtenus que de « vieux enfants ».

« On ne connaît point l’enfance. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir - sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. »

 

 

A la suite de cette découverte la formule cartésienne pouvait être déplacée : il faut laisser « mûrir l’enfance dans les enfants » autrement dit nous devons tous être enfants pour être hommes. La négligence de la spécificité de l’enfance conduit à développer la raison en étouffant la voix de la nature sans laquelle aucun rapport moral avec les autres ne peut s’instaurer (l’amour de soi se transforme alors en amour-propre, égoïsme, orgueil). L’enfance est en ce sens l’âge crucial de la formation de la personnalité morale de l’homme.

L’intérêt nouveau pour l’enfance aura permis de penser une réconciliation de l’homme avec lui-même par la libération de la nature en l’homme après le projet cartésien continué dans la philosophie des Lumières de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Ainsi l’enfance fut-elle présentée comme devant être protégée, pour que soit permise le développement de la confiance en soi, de l’harmonie de chacun avec lui-même et ses semblables.

Les différents modèles d’éducation visent ainsi à l’achèvement de l’homme. Ils changent avec la représentation que l’on se fait de l’homme, qui peut être appelé aussi bien le sens de l’existence humaine.

Second lieu du débat : en quoi l’éducation peut-elle nous permettre de penser les conditions d’une réconciliation de l’homme avec lui-même (développement de la sensibilité, libération du désir, développement de la connaissance et de la réflexion) ?

 

Le siècle de l’enfant ou la perte du monde

L’idée rousseauiste a conduit à des transformations que Rousseau ne pouvait imaginer.

En effet au XXe siècle l’éducation a pris pour principe les spécificités de l’enfance, afin de libérer l’enfant des normes du monde des adultes. Rompre avec l’idée que l’enfant est un « petit adulte » implique la reconnaissance des conditions nécessaires de la croissance de l’enfant. Or au nom des spécificités de l’enfance, on en est venu à parler d’autonomie de l’enfance, de sa pleine humanité, oubliant que l’enfance est une phase transitoire, de préparation à l’âge adulte et négligeant par conséquent les relations naturelles entre l’enfant et l’adulte qui consistent à apprendre. Renonçant à enseigner, les sociétés modernes, habitées par le sentiment généreux du respect des personnalités individuelles, du rejet des contraintes, ont délaissé les conditions permettant aux enfants d’entrer dans le monde. Pour parler en termes freudiens, le « principe de plaisir » est devenu central.

Nous pouvons parler d’un processus de libération qui a conduit de manière imprévisible à une perte de la responsabilité à l’égard du monde, du « principe de réalité. »

Ainsi l’enfance devrait-elle être protégée d’un monde dans lequel elle ne peut entrer que progressivement, ce qui n’est plus le cas quand elle devient la cible de toutes les convoitises (économiques avec la publicité, familiales avec la projection dans l’enfant de la difficile libération de l’homme, par la satisfaction de tous ses désirs).

Hannah Arendt écrit ainsi (La crise de l’éducation, in La crise de la culture, p.247, 251-252) :

« C’est pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux. (...) L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et le sauver de la ruine qui serait inévitable sans le renouvellement et l’arrivée de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. »

 

Troisième lieu possible du débat. Comment doit-on penser les relations entre les enfants et les adultes pour qu’à la fois le droit des premiers à entrer dans le monde et à devenir hommes soit respecté et le devoir des seconds n’apparaisse pas comme un retour à la négligence des spécificités de l’enfance ?

 

 

Bibliographie 

Platon, La République (livre VII)

R.Descartes, Discours de la méthode

J.-J.Rousseau, Emile

H.Arendt, La crise de l’éducation, in La crise de la culture (Gallimard, Folio essais)

Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental (éd.Mille et une nuits/Arte)

 

 

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Commentaires
J
Permettez-moi de remettre en doute (cartésien, il va de soi) votre première interprétation de cette célébrissime phrase extraite, il est vrai, du Discours de la méthode de 1637, puis qui a été remaniée et traduite en français dans Principes philosophies en 1644.<br /> <br /> Descartes n'est pas Rousseau: il ne veut faire ici aucun traité d'éducation, ni, encore moins, d'essai psychologique sur l'enfance. A mon avis, sa méfiance n’est pas du tout envers l’enfance.<br /> <br /> Descartes veut refonder les principes pour remonter au premier d'entre tous, contre lequel il ne peut y avoir aucun doute. C'est fondamental pour lui qui veut assurer, de cette manière, que les sciences reposent sur des principes indubitables. Si c’était pas le cas, elles seraient alors de simples opinions et donc, pour rester dans la vague actuelle, des vérités alternatives.<br /> <br /> Descartes, dans ses Méditations, part d’un constat. Celui que sciences et opinions sont toutes deux fondées sur des principes. Mais comment ces principes sont ils « assurés »? Voilà la grande question des Méditations.<br /> <br /> C’est derrière cette question que se trouve le constat que toutes nos connaissances nous viennent, en premier lieu, de ce que l’on nous a enseigné. Vous avez raison, c’est une simple évidence, mais pas seulement en apparence. C’est dans ce contexte qu’il faut restituer cette phrase: nous nous approprions, bien souvent sans les questionner, ces premières vérités que l’on nous a enseigné. <br /> <br /> Il ne s’agit, en aucun cas, de remettre en question la qualité intellectuelle de l’enfant par rapport à l’adulte. Il s’agit de faire le constat que ces premières vérités nous ont été inculquées. Est il ne s’agit pas on plus de dire que ces « préjugés » sont tous faux comme le sous entend l’usage moderne du mot préjugé (nous avons tous appris par coeur des tables de multiplication sans que celles-ci soient fausses pour autant), mais qu’il faut les questionner pour en éprouver leur véracité.<br /> <br /> Ce questionnement, c’est le doute méthodique, un doute qu’il qualifie lui-même d’hyperbolique, c’est-à-dire de ridicule dans son excès, mais nécessaire dans sa forme.<br /> <br /> En termes d’enseignement, me semble-t-il, ce que Descartes nous montre c’est que la phase d’acquisition de connaissance - celle de l’enfance (à l’époque la notion d’adolescence n’existait pas) ne suffit pas à elle seule pour garantir une certaine valeur de vérité aux sciences. Si l’on veut aller au-delà (et nous ne sommes pas tous, ni enclins, ni obligés d cela faire) il faut remettre en doute les fondements des principes que nous avons. Les sciences sont devenues aujourd’hui si diverses, qu’à moins d’être spécialiste dans un domaine, la plupart du temps nous nous référons à une autorité scientifique, que ce soit une personnalité scientifique reconnue ou une publication dans une revue scientifique reconnue, pour assoir nos certitudes qu’il s’agit-là d’une vérité scientifique. Comme le remarquait déjà Descartes, la science comme l’opinions s’assoient (vous remarquerez que c’est souvent le cas pour un fondement) toutes les deux sur des principes. On dirait aujourd’hui qu’elles reposent (c’est sans doute plus édulcoré) toutes les deux sur des régimes de croyances… Mais c’est un autre débat.<br /> <br /> Bien cordialement<br /> <br /> Jean-Christophe Ronnet
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