Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philosophie, écologie, politique. Florent Bussy, Professeur de philosophie.
Pages
12 novembre 2014

Le Sarkophage Subprimes, Mediator, Fukushima. Ilusions et retour du refoulé

Subprimes, Mediator, Fukushima. Ilusions et retour du refoulé

 

 

Nous présentons ici un rapprochement entre trois événements qui marquent de manière importante notre histoire contemporaine. La crise des subprimes qui est à l’origine d’une dépression brutale de l’ensemble de l’économie mondiale, le scandale Mediator du nom du médicament traitant le diabète pour les personnes obèses et la catastrophe nucléaire qui a suivi le tsunami au Japon au début du mois de mars de cette année. Au premier abord, les liens entre ces événements paraissent trop lâches pour qu’ils doivent être interrogés conjointement. Pourtant, nous remarquons qu’un fil les relie, qui permet légitimement d’en faire des symptômes de notre époque : ils ont brisé l’illusion, profondément ancrée dans les esprits des élites politiques et économiques, que des dissimulations et manipulations opérées à grande échelle par des entreprises pouvaient n’engendrer aucune conséquence grave, alors que quand la catastrophe a lieu, elle les condamne en retour au discrédit et à la faillite. Il s’agit donc pour nous d’interroger le sens de cette illusion et du retour du refoulé que les catastrophes en cours impliquent.

 

Catastrophes ou époque catastrophique ?

Les trois « catastrophes » étudiées ont ceci de commun qu’elles sont au cœur de l’organisation politico-technico-économique néo-libérale de notre époque. Des prêts à des conditions insoutenables pour des ménages modestes et des montages financiers obscurs sont à l’origine de la première. Des collusions entre les laboratoires pharmaceutiques et les agences de sûreté médicale de la seconde. Des pratiques de surveillance laxistes et une logique de réduction des coûts de la troisième. Mais la recherche du profit ne suffit pas à expliquer ces événements ou, plutôt, elle a elle-même une cause plus profonde, laquelle révèle en quoi notre époque est intrinsèquement structurée par la catastrophe et ne subit pas seulement des catastrophes ponctuelles, aussi tragiques soient-elles.

L’idée la plus couramment formulée par les élites politico-économiques concernant les catastrophes de notre temps est qu’elles sont imprévisibles, comme des événements naturels, provoquées par des dysfonctionnements locaux, des erreurs humaines et, de toutes manières, limitées dans l’espace et dans le temps. Il convient alors de les circonscrire, par les discours de propagande, afin de préserver de toute atteinte globale le système général dans lequel elles s’inscrivent. « Moraliser le capitalisme », « prévenir les conflits d’intérêt », « assurer la sécurité des installations ».

Pourtant, les catastrophes se répètent, à un rythme accru, au point de toucher toujours davantage le cœur de l’organisation globale. Mais les « responsables » continuent de s’en défendre, afin de contenir les inquiétudes et protestations, non sans jeter au passage de l’huile sur le feu. Socialiser les pertes, en investissant de grandes quantités d’argent (de dette) public pour sauver les banques de la faillite, tout en pratiquant des politiques d’austérité sans précédent. Chercher à se soustraire à la loi, comme Servier pour son médicament Mediator, en proposant d’indemniser directement les victimes contre l’engagement qu’elles ne portent pas plainte. Assurer que la catastrophe nucléaire japonaise ne peut pas se produire dans des pays moins sujets aux séismes et que les émanations radioactives seront sans danger pour la santé, en dehors d’un périmètre de quelques dizaines de kilomètres autour de la centrale, en utilisant l’argument inédit que les essais nucléaires et la catastrophe de Tchernobyl ont autrement affecté la planète entre les années 50 et 90.[1] Que les pompiers deviennent pyromanes ne doit pas ici nous étonner, pas seulement en raison d’un aveuglement général ou parce que les affaires doivent continuer, mais parce que les décisions sont sous l’influence d’une illusion qui est structurelle.

 

 

 

La structure de l’illusion

Qu’est-ce qu’une illusion ? Clément Rosset nous apprend qu’il y a illusion, quand un sujet perçoit la réalité mais en tire une conclusion qui entre en contradiction avec elle. Comme « je perçois que le feu est rouge – mais en conclus que c’est à moi de passer. »[2] L’illusion consiste à imposer à la réalité qu’on perçoit une grille de lecture inadéquate, ce que Rosset appelle « le double », lequel finit par apparaître comme plus réel que la réalité, jusqu’à provoquer des catastrophes. L’illusion est un déni, concept freudien qui exprime un désir inconscient de toute-puissance, le sujet se défendant contre la perception d’une réalité qui affecte gravement son équilibre psychique. L’illusion est ainsi au cœur des catastrophes, qu’on n’aura pu prévenir, faute de pouvoir les comprendre et donc les anticiper, mais qu’on aura au contraire précipitées, en déniant ce qui dans nos choix en constitue la source.

Les élites politiques et économiques supportent le choc de la réalité et réussissent à le relativiser ou le dénier, parce que leur représentation est structurée par des illusions que leurs idéologies leur fournissent : illusion de l’ordre, alors que le désordre règne partout ; de la sécurité, alors que l’insécurité s’impose dans toutes les relations sociales et professionnelles, entre les citoyens et leur police, comme entre les hommes et la nature ; du progrès, alors que le seul progrès qu’on observe est celui des menaces qui planent sur nos existences ; de la démocratie, alors qu’une oligarchie de l’argent s’est imposée insidieusement.

La crise est structurellement inscrite dans l’organisation capitaliste néo-libérale de l’économie comme guerre de chacun contre chacun, les délocalisations touchent des masses toujours plus grandes d’employés dans les pays développés, mais tout le monde – et en particulier les sociétés et classes pauvres – doit profiter de la mondialisation et les foyers modestes peuvent s’endetter et devenir propriétaires. Les conflits d’intérêts structurent les relations entre les politiques et les entreprises, mais l’engagement de transparence garantit que les intérêts économiques ne l’emportent pas sur l’impératif de santé publique, même si cela ne prend pas de formes plus contraignantes que des chartes de bonne conduite et des « déclarations individuelles d’intérêts »[3]. On propose à des pays qui ne fournissent aucune garantie de transparence ni d’expertise technique des centrales nucléaires dont le degré de sécurité a été revue à la baisse pour des raisons de coût, les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima relèvent des mêmes causes (incurie, impossibilité de garantir un risque zéro), et auront les mêmes effets (catastrophe globale empêchant d’en circonscrire les conséquences dans le temps et dans l’espace), mais la première était évitable, la seconde a été provoquée par des circonstances exceptionnelles dont la probabilité est nulle en France et le « retour d’expérience » de l’accident permettra de revoir à la hausse la sécurité des centrales exploitées ou en cours de construction.

 

 

Le retour du refoulé libéral : catastrophe et responsabilité

« Par le moyen de la concurrence universelle, [la grande industrie] contraignit tous les individus à une tension maximum de leur énergie. Elle anéantit le plus possible l'idéologie, la religion, la morale, etc., lorsque cela lui était impossible, elle en fit des mensonges flagrants. »[4]

 

L’idéologie a pour fonction de circonscrire les contestations en évitant aux classes dominantes ou à celles qui entrent dans les stratégies électorales des principaux partis de gouvernement de percevoir une cohérence dans les signes catastrophiques de notre temps. Notre époque est idéologique, parce qu’elle se berce d’illusions, dont le prix s’avère et s’avérera pourtant toujours plus élevé. La moralisation du capitalisme, l’indépendance et la transparence des autorités de contrôle et de sûreté, comme, dans les domaines technologiques, les fantasmes de la géo-ingénierie (refroidir le climat en filtrant les rayons du soleil) ou de la fusion nucléaire industrielle (ITER) constituent des illusions dangereuses qui prolongent un peu plus la catastrophe de notre temps.

Le capitalisme a atteint les limites de la prédation et les signes de catastrophes imminentes s’accumulent depuis dix ans. Il est de ce fait difficile d’envisager que tout rentre dans l’ordre. La gravité de la crise économique, le laisser-faire durable de l’Afssaps, l’explosion des réacteurs japonais devant les caméras de télévision constituent des événements que les opinions n’oublieront pas facilement. Le présent est donc caractérisé par le déséquilibre entre des discours qui minimisent la réalité, quand ils ne la dénient pas, et des malades et des sociétés échaudés par tant d’indifférence à l’endroit des dommages subis.

L’avenir de nos sociétés et, au-delà, de l’humanité est sombre. Pourtant, il n’est pas désespéré, parce que le retour du refoulé s’accompagne aujourd’hui de la constitution de forces politiques désireuses de soumettre le capitalisme à des règles contraignantes. Mais la voie de l’unité politique des revendications écologiques et sociales est semée d’embûches, dont la plus importante est aujourd’hui encore l’illusion d’un socialisme ou d’une écologie de marché. Nos sociétés se sont progressivement adaptées à l’ordre néo-libéral, ont intégré les exigences de concurrence et se sont laissées bercer par les antiennes des solutions morales ou technologiques aux crises économique et écologique. Dans ce contexte, le retour du refoulé est synonyme de catastrophe, à moins que nous ne fassions l’effort de nous déprendre des illusions qui habitent nos modes de vie et de pensée et de reconnaître la réalité, effort douloureux, mais bénéfique par le gain de responsabilité sociale et de liberté commune qu’il permettrait.

 

 

 

 

 



[1] « Le directeur général de l'établissement public IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire), Jacques Repussard, a estimé mercredi que les retombées radioactives de l'accident nucléaire de Fukushima resteront, à l'échelle de la planète, inférieures à celles provoquées dans les années 50-60 par les essais nucléaires. “Nous commencions à voir la fin de la présence sur notre planète du cesium des essais nucléaires, l'accident de Tchernobyl en a remis une couche, nous allons en avoir une nouvelle couche, mais elles sont d'un ordre de grandeur inférieure à ce que nous avons vécu dans les années 60”, a-t-il expliqué. “Il faut avoir en tête ces ordres de grandeur, de telle sorte que nos concitoyens ne soient pas inutilement alarmés”, a-t-il ajouté. », Le Figaro, « Le panache radioactif japonais modélisé par les scientifiques », vendredi 18 mars 2011. Notons que les explosions successives dans les réacteurs de la centrale de Fukushima s’étaient produites les quatre jours précédant cette déclaration, que la situation s’aggravait de jour en jour et paraissait même hors de tout contrôle. Mais les émanations resteraient minimes, puisqu’elles devaient le rester.

[2] Clément Rosset, Le réel et son double, essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, 1984, p. 16.

[3] Sur le site de l'Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), on peut ainsi lire :  « Tous les membres […] doivent effectuer une déclaration d'intérêts. » « La déclaration d'intérêts est un engagement sur l'honneur. Les membres ou rapporteurs qui altèrent la vérité dans leur déclaration peuvent être […] poursuivis pour " faux et usage de faux ". » http://www.afssaps.fr/Activites/Expertise/Les-declarations-publiques-d-interets-DPI/(offset)/1

[4] Karl Marx, Friedrich Engels, L'idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 58, note 2.

Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
Publicité